Le web de Dominique Guebey – La marche athlétique

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Und fröhlich brannte die rote Laterne

Stuttgarter Zeitung, 12 août 1974, page 17. Cf texte original / ursprünglicher Text [http://www.dg77.net/marche/chroniqu/book/stuttgart74.txt].

Par Hans Blickensdörfer.

Coupure de presse avec photo par Sven Simon

Et gaiement brillait la Lanterne rouge.

Le soleil luttait contre des nuages gris tourmentés et, derrière le virage du Cannstatter, les peupliers s’inclinaient tellement sous le vent chargé de pluie que les puissants lanceurs de marteau auraient pu entamer ce match triangulaire à Stuttgart sans le filet obligatoire. Car leurs boulets d’acier, qui, pour une raison inconnue, sont appelées marteaux, n’auraient guère fait de mal, en cas de ricochets dans les rangées désertes.

Mais les Stuttgartois n’ont pas manqué à leur réputation de public enthousiaste et averti. Les averses quotidiennes les ont un fait un peu hésiter mais ne les ont pas retenus et, bien avant que Karl Honz et Bernd Herrman ne règlent au plus haut niveau européen leur rivalité souabe sur 400 mètres, ils se sont retrouvés à 20.000 au Neckarstadion. Un excellent tableau vue la période de vacances.

C’est la preuve que le vrai amateur d’athlétisme préfère toujours l’expérience dans le stade à la diffusion télévisée, bien que l’on bénéficie à l’écran de toutes sortes d’avantages techniques. Cependant, dans le stade on avait besoin d’une demi-douzaine d’yeux pour ne rien manquer.

C’est que lors de tels événements sportifs majeurs, il se passe toujours quelque chose dans tous les coins du stade, c’est pourquoi j’admire toujours les véritables experts de la presse qui prennent un temps de passage de la main gauche, et les écrivent à droite. Ils suivent de l’œil gauche le saut en hauteur, et du droit le lancer du disque. Vous pouvez faire cela, ou vous ne pouvez pas.

Je ne peux pas le faire. Je ne peux même pas faire de pronostics. Ainsi, j’avais investi beaucoup d’argent dans un gros Havane, parce que le fumeur de cigares français Jean-François Bonhème m’avait assuré de manière convainquante qu’il se sentait huit mètres dans les jambes. Le Havane que je m’étais procuré pour célébrer sa victoire récolta avant même le saut en longueur le blâme de l’un des experts que j’admire tant. « Bonhème », me dit-il avec cette supériorité impériale que l’on ne retrouve que chez Franz Beckenbauer, « ne gagnera pas, il n’a aucune chance contre Baumgartner. »

Selon la première partie de son assertion, l’expert avait raison. Bonhème ne dépassa pas 7,64 m, mais au moins eut-il des essais réussis. Baumgartner, quant à lui, ne fit absolument rien qu’échouer, de sorte que le brave Bonhème, si on le prend à la lettre, aurait au moins obtenu un Cigarillo. En outre, nul ne peut nier que chacun des 20.000 spectateurs a fait plus pour l’athlétisme allemand que Baumgartner. Parce qu’il a payé pour sa présence, alors que Baumgartner ne fut que dépenses.

Il est réconfortant que même les experts se trompent. Ou le tableau d’affichage. La Russe Melnik, par exemple, meilleure lanceuse de disque au monde, y perdit son “n” et fut nommée Melik. Peut-être parce qu’elle a fait le lancer du poids, où elle n’a pas grand chose à dire ? Le coureur français Jean-Claude Nallet a été volé d’un “l”, mais a laissé beaucoup de lettres superflues aux concurrents russes qui, heureusement, à l’exception de notre collègue Alexander Karapetian, dont la langue maternelle est le russe, ne dérangent personne. C’est que les athlètes russes sont très indulgents dans ce domaine. Ce n’est que si l’on mélange leurs classements qu’ils peuvent devenir désagréables.

Comme cela ne s’est pas produit, ils nous ont gardé leur amitié. Bien entendu, la convivialité la plus impressionnante de ce match trinational ne vient d’aucun vainqueur, mais de celui qui a porté la plus longue lanterne rouge. À savoir, du premier au dernier tour, parmi les spécialistes et idéalistes du 20 kilomètres piste.

Comme je ne pouvais pas m’approprier un lauréat français, j’ai fait quelque chose d’anti-journalistique dans notre système moderne de méritocratie. Les chiens ne mordent pas les chiens et à quoi bon parler de champions radieux et de brillants gagnants ?

Je veux dire, vous ne pouvez pas simplement le faire, vous devez le faire. Personne ne trouvera le nom de cet étudiant en droit lyonnais âgé de 22 ans dans la publication des résultats. Il s’appelle Dominique Guebey et, après le premier des 20 kilomètres que les marcheurs ont dû parcourir, il fut si désespérément laché qu’il n’y avait aucun sens de s’intéresser à lui.

En tous cas ce fut une expérience intéressante et première mondiale. On fit démarrer les marcheurs avec les coureurs du 10.000 m, en leur donnant l’extérieur de la piste. Et voilà qu’à eux, enfants par alliance de l’athlétisme, dont des langues venimeuses ont visé le dandinement jusqu’à parler d’épilepsie, on procurerait une toute nouvelle impression.

Au premier abord, ce n’était pas vraiment un régal pour les yeux. Quel attrait trouver à des gens, agitant la tête et les hanches, comme s’il marchaient pieds nus dans une fourmilière ?

Mais l’effet double de la course et la marche n’a pas manqué d’agir. Dès le début a augmenté la sympathie des spectateurs pour les marcheurs, dont l’énergie bridée et pourtant si étrangement concentrée, n’a jamais été expliquée au grand public.

Et ceux qui ont ouvert les yeux ont appris à connaître l’homme le plus solitaire du stade. C’est-à-dire Dominique Guebey, qui à chaque pas perdait une main contre les Russes de tête, Stakhanovistes acharnés, appliqués à ravager toute la surface de Tartan. Comme les possédés, ils piétinaient et labouraient, sans que le courageux Guebey ne change son rythme, inférieur mais jamais hésitant. En levant les jumelles, on pouvait le voir, sous ses lunettes sans monture qui lui donnaient le visage d’un premier de la classe, jetant un coup d’œil de ses yeux d’enfant vif et émerveillé sur les coureurs de 10.000 mètres. Parfois, il semblait même vouloir les encourager, quoiqu’il avait tellement à faire avec lui-même.

À l’exception des officiels chargés du pointage, personne n’a compté le nombre de fois où Dominique Guebey fut dépassé. Mais jamais auparavant, à l’exception du Tour de France, je n’en ai connu un qui portait la lanterne rouge avec autant de satisfaction dans la persévérance. « C’est génial », dit-il. « Dommage que j’aie eu mal à la jambe droite pendant 12 kilomètres, mais maintenant c’est passé et j’aimerais continuer. »

Dix-neuf kilomètres sur vingt il avait marché en queue. Comparé au football, c’est comme si un club était relégué après la première journée. Mais on ne peut pas comparer.

C’est que Dominique Guebey était content.

(Cf résultats [http://www.dg77.net/marche/news/newswr974.htm#wrlma-06156])