Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Samuel Beckett, Malone meurt

Pagination : Les éditions de minuit, 1990.

[p. 30] Alors il regrettait de ne pas avoir voulu apprendre l’art de penser, en commençant par replier les deuxième et troisième doigts afin de mieux poser l’index sur le sujet et le verbe l’auriculaire, comme le voulait son professeur de latin, et de ne rien entendre, ou si peu, au charabia de doutes, désirs, imaginations et craintes qui déferlaient dans sa tête. Et pourvu qu’un peu moins de force et de courage lui aussi aurait abandonné, renonçant à savoir de quelle façon il était fait et allait pouvoir vivre, et vivant vaincu, aveuglément, dans un monde insensé, parmi des étrangers.

[…]

Ça avance. Rien ne me ressemble moins que ce gamin raisonnable et patient, s’acharnant tout seul pendant des années à voir un peu clair en lui, avide de la moindre lueur, fermé à l’attrait de l’ombre. Voilà bien l’air léger et maigre qu’il me fallait, loin du brouillard nourricier qui m’achève. Je ne rentrerai plus dans cette carcasse qu’afin d’en savoir l’heure. Je veux être là un peu avant le plongeon, rabattre sur moi une dernière fois la chère vieille écoutille, dire adieu aux soutes où j’ai vécu, sombrer avec mon refuge. Sentimental, va. Mais d’ici là j’ai le temps de folâtrer, à terre, dans cette brave compagnie que j’ai toujours désirée, toujours recherchée, et qui n’a jamais voulu de moi. Oui, je suis tranquille maintenant, je sais que la partie est gagnée, j’ai perdu toutes les autres, mais c’est la dernière qui compte. Je dirais que c’est du bon travail si je n’avais pas peur de me contredire. Peur de me contredire ! Si ça continue c’est moi que je vais perdre et les mille chemins qui y mènent. Et je ressemblerai à ces infortunés de fable, écrasés sous le poids de leur vœu exaucé. Et je sens même une étrange envie me gagner, celle de savoir ce que je fais, et pourquoi, et de le dire. Ainsi je touche au but que je m’étais proposé dans mon jeune âge et qui m’a empêché de vivre. Et à la veille de ne plus être j’arrive à être un autre. Ce qui ne manque pas de sel.

[…]

Vivre et inventer. J’ai essayé. J’ai dû essayer. Inventer. Ce n’est pas le mot. Vivre non plus. Ça ne fait rien. J’ai essayé. Pendant qu’en moi allait et venait le grand fauve du sérieux, rageant, rugissant, me lacérant. J’ai fait ça. Tout seul aussi, bien caché, j’ai fait le fat, tout seul, pendant des heures, immobile, souvent debout, dans une attitude d’ensorcelé, en gémissant. C’est ça, gémis. Je n’ai pas su jouer. Je tournais, battais des mains, courais, criais, me voyais perdre, me voyais gagner, exultant, souffrant. Puis soudain je me jetais sur les instruments du jeu, s’il y en avait, pour les détruire, ou sur un enfant, pour changer son bonheur en hurlement, ou je fuyais, je courais vite me cacher. Ils me poursuivaient les grands, les justes, me rattrapaient, me battaient, me faisait rentrer dans la ronde, dans la partie, dans la joie. C’est que j’étais déjà en proie au sérieux. Ça a été ma grande maladie. Je suis né grave comme d’autres syphilitiques. Et c’est gravement que j’ai essayé de ne plus l’être, de vivre, d’inventer, je me comprends. Mais à chaque nouvelle tentative je perdais la tête, me précipitais comme vers le salut dans mes ténèbres, me jetais aux genoux de celui qui ne peut ni vivre ni supporter ce spectacle chez les autres. Vivre. J’en parle sans savoir ce que ça veut dire. Je m’y suis essayé sans savoir à quoi je m’essayais. J’ai peut-être vécu après tout, sans le savoir. Je me demande pourquoi je parle de tout ça. Ah oui, c’est pour me désennuyer. Vivre et faire vivre. Plus la peine de faire le procès aux mots. Ils ne sont pas plus creux que ce qu’ils charrient. Après l’échec, la consolation, le repos, je recommençais, à vouloir vivre, faire vivre, être autrui, en moi, en autrui. Que tout ça est faux. Je n’ai jamais rencontré de semblable. Je pare maintenant au plus pressé. Je recommençais. Mais peu à peu dans une autre intention. Non plus celle de réussir, mais celle d’échouer. Il y a une nuance. Ce à quoi je voulais arriver, en me hissant hors de mon trou d’abord, puis dans la lumière cinglante vers d’inaccessibles nourritures, c’était aux extases du vertige, du lâchage, de la chute, de l’engouffrement, du retour au noir, au rien, au sérieux, à la maison, à celui qui m’attendait toujours, qui avait besoin de moi et dont moi j’avais besoin, qui me prenait dans ses bras et me disait de ne plus partir, qui me cédait la place et veillait sur moi, qui souffrait chaque fois que je le quittais, que j’ai beaucoup fait souffrir et peu contenté, que je n’ai jamais vu. Voilà que je commence à m’exalter. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit mais d’un autre, qui ne me vaut pas et que j’essaie d’envier, dont je suis enfin à même de raconter les plates aventures, je ne sais comment. Moi non plus je n’ai jamais su me raconter, pas plus que vivre ou raconter les autres. Comment l’aurais-je fait, n’ayant jamais essayé ? Me montrer maintenant, à la veille de disparaître, en même temps que l’étranger, grâce à la même grâce, voilà qui ne serait pas dépourvu de piquant. Puis vivre, le temps de sentir, derrière mes yeux fermés, se fermer d’autres yeux. Quelle fin.

[…]

[p. 68] Louis leur dit de se taire et alla chercher dans un coin la boîte qui contenait ses couteaux. Ils étaient trois et il s’agissait seulement d’en enlever la graisse et de les frotter un peu les uns contre les autres. Mme Louis retourna à la porte, écouta, appela. Au loin le troupeau lui répondit. Elle arrive, dit-elle. Mais elle n’arriva que beaucoup plus tard. Le repas teminé Edmond était allé se coucher, afin de pouvoir tranquillement se masturber avant l’arrivée de sa sœur, qui partageait sa chambre. Non pas qu’il se gênât, quand sa sœur était là. Elle non plus ne se gênait pas, quand son frère était là. On était à l’étroit, certaines délicatesses n’étaient pas possible. Edmond s’était donc retiré, sans raison spéciale. Il aurait volontiers couché avec sa sœur, le père aussi, je veux dire que le père aurait volontiers couché avec sa fille, l’époque est loin où il aurait volontiers couché avec sa sœur. Mais quelque chose les retenait. Du reste elle ne semblait pas y tenir. Mais elle était encore jeune. Mme Louis, la seule de la famille à ne plus désirer coucher avec personne, le voyait venir, avec indifférence. Elle sortit. Resté seul avec sa fille le gros Louis l’observa. Elle était assise devant le fourneau, dans une attitude accablée. Il lui dit de manger et elle se mit à manger ce qui restait du lapin, à même la casserolle, avec une cuiller. Mais il est difficile de regarder un semblable de façon soutenue, même en le voulant, et le gros Louis vit soudain sa fille à une autre place et occupée à autre chose qu’à porter la cuiller de la casserole à sa bouche et de sa bouche à la casserole. Et cependant il aurait juré qu’il ne l’avait pas quittée des yeux. Il dit, Demin nous tuerons Grisette, tu la tiendras si tu veux. Mais la voyant toujours aussi triste, au point que ses joues étaient humides de larmes, il alla vers elle.

[…]

[p. 97] Car ce n’est pas comme s’il avait les moyens de se procurer, en une seule journée, suffisamment de victuailles pour se maintenir en vie pendant trois semaines ou un mois, et qu’est-ce que c’est, un mois, à côté de la sénescence tout entière, sans parler du séchoir, une misère. Mais il ne les a pas, et il les aurait qu’il ne saurait en profiter, tant il se sent loin du lendemain. Et sans doute n’y croit-il plus, à force de l’avoir attendu en vain. Et il en est peut-être là de son instant où vivre est errer seul vivant au fond d’un instant sans bornes, où la lumière ne varie pas et où les épaves se ressemblent.

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[p. 100] Mais mes doigts aussi écrivent sous d’autres latitudes, et l’air qui respire à travers mon cahier et en tourne les pages à mon insu, quand je m’assoupis, de sorte que le sujet s’éloigne du verbe et que le complément vient se poser quelque part dans le vide, cet air n’est pas celui de cette avant-dernière demeure, et c’est bien ainsi. Et sur mes mains c’est peut-être la moire d’une ombre de feuilles et de fleurs et des taches claires d’un soleil oublié. Maintenant mon sexe, je veux dire le tube lui-même, et spécialement le bout, par où giclaient quand j’étais puceau des paquets de foutre qui venaient me frapper en plein visage, l’un après l’autre, mais si rapprochés qu’on aurait dit un seul jet continu, le temps que ça durait, et par où doit passez encore un peu de pisse de temps en temps, sinon je serais mort d’urémir, je ne compte plus le voir à l’œil nu, non que j’y tienne, je l’ai assez vu, nous nous sommes assez regardés, l’œil dans l’œil, mais c’est pour vous dire. Mais ce n’est pas encore tout et il n’y a pas que mes extrémités qui s’en vont, chacune suivant son axe, loin de là.

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[p. 131] Aux vieillards impotents on donne la pâture, jusqu’au bout. Et quand ils ne peuvent plus ingurgiter on leur enfile un tuyau dans l’œsophage, ou dans le rectum, et on leur entonne de la bouillie vitaminée, histoire de ne pas avoir un meurtre sur les bras. Je mourrais de vieillesse pure et simple, rassasié de jours comme avant le déluge, le ventre plein. Peut-être qu’ils me croient mort. Ou qu’ils sont morts eux-mêmes. Je dis eux, quoique au fond je n’en sache rien. Au début, mais était-ce le début, j’ai aperçu une vieille femme, puis pendant quelque temps un vieux bras jaune, mais tout ça ne faisait probablement qu’exécuter les ordres d’un consortium. Le silence en effet est tel par moments que la terre semble être sans habitants. Voilà où mène l’amour de la généralisation. Il suffit de ne plus entendre, dans son trou, pendant quelques jours, d’autre bruit que celui des choses, pour qu’on commence à se croire le dernier du genre humain. Si je me mettais à crier ? Ce n’est pas que je veuille attirer l’attention sur moi, ce serait seulement pour essayer de savoir s’il y a quelqu’un. Mais je n’aime pas crier.

[…]

[p. 157] Un avion passe, volant bas, avec un bruit de tonnerre. C’est un bruit qui n’a rien du tonnere, on dit tonnerre mais on ne le pense pas, c’est un bruit fugace et fort sans plus, ne ressemblant à nul autre. C’est bien la première fois que je l’entends ici, à ma connaissance. Mais j’ai entendu les avions ailleurs et je les ai même vu voler, j’ai vu voler les premiers et puis en fin de compte les modèles les plus récents, oh pas les tout derniers, les tout avant-derniers, les tout antépénultièmes. Et encore. J’ai été témoin d’un des premiers loopings, je le jure. Je n’avais pas peur. C’était au dessus d’un champ de course, ma mère me tenait par la main. Elle disait, C’est prodigieux, prodigieux. Alors je changeai d’avis. On n’était pas souvent d’accord. Un jour on montait ensemble une côte d’une raideur extraordinaire, près de la maison probablement, les côtes raides se confondent dans mon souvenir. Je me rappelle l’azur. Je dis, Le ciel est plus loin qu’on dirait, n’est-ce pas, maman ? C’était sans malice, je pensais simplement librement aux milles qui me séparaient de lui. Elle répondit, Il est précisément aussi loin qu’il en a l’air. Elle avait raison. Mais sur le moment ça me terrassa. Je vois encore l’endroit, en face de chez Tyler. Maraîcher, il était borgne et portait des côtelettes. C’est ça, bavarde. On voyait la mer, les îles, les promontoires, les isthmes, la côte s’éloignant au nord et au sud et les môles recourbés du port. On venait de chez le boucher.

[…]

[p. 176] Macmann gardait sur lui et regardait de temps en temps la photo que Moll lui avait donnée, c’était plutôt un daguerréotype peut-être. Elle se tenait à côté d’une chaise et elle serrait dans ses mains ses longues nattes. Il subsistait, derrière elle, des traces d’une sorte de treillage où grimpaient des fleurs, des roses sans doute, elles aiment grimper. En donnant à Macmann ce souvenir d’elle elle avait dit, J’avais quatorze ans, je me rappelle bien le jour, un jour d’été, c’était mon anniversaire, ensuite on m’a emmenée au guignol. Macmann se souvenait de ces paroles. Ce qu’il préférait de cette image, c’était la chaise, dont le siège semblait être en paille. Moll serrait les lèvres avec application, afin de cacher ses grandes dents saillantes. Les roses aussi devaient être jolies, elles devaient embaumer l’air. Macmann déchira cette photo finalement et jeta les morceaux en l’air, un jour de grand vent. Ils se dispersèrent alors, quoique soumis tous aux mêmes conditions, on aurait dit avec empressement.