Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Louis Calaferte, Requiem des innocents

IV

Au milieu de l’espace, où êtes-vous en ce moment Lédernacht fils, Debrer, Chapuizat, Meunier ? Dans quelle prison, dans quels chagrins inconnus et profonds, dans quel détour de la peine ? J’ai suivi vos traces, année par année, et finalement mon destin, qui n’est pas moins nébuleux que les vôtres, m’a emporté ailleurs et n’a abandonné à ma mémoire que vos noms et vos figures barbouillées et cruelles d’il y a quinze ou vingt ans. Vos figures de démons pauvres. Je n’ai pas oublié. Le poison commun gueule dans mes veines et m’empêche de vivre comme les autres, souriants et légers d’insouciance. Toujours, vous pourrez m’aborder, où que je sois. Je tendrai ma main et ma poitrine pour vous y serrer. Si j’ai la nourriture, je vous nourrirai, si j’ai l’argent, je vous le donnerai et, en plus, mon amitié et mon cœur. Et ma peau si vous en avez besoin. Je sais d’où je viens. Je n’ai pas renié ma race. Je sais que là-bas la vie était pareille à la terre, noire, sale. Qu’elle ne pardonnait pas. Ni le mal ni le bien. Je sais que tout y était sujet à ordure et à désespérance. Je sais qu’on n’empoigne pas le malheur, qu’on ne lui fracasse pas la tête. Que ce n’est pas une question de force. Vous pouvez amener demain vos pitoyables dépouilles : je pleurerai en vous accueillant, les bras ouverts. Vous pouvez m’appeler, je n’aime bien que la misère des hommes. C’est un bout de notre vérité, la misère. Ça vous fait tenir les yeux écarquillés. Ça vous dérange. Ça vous détruit. Ça vous réforme. C’est mâle, la misère. Faut l’écouter ou s’en aller. C’est exigeant. Vous pouvez m’appeler. Je vous reconnaîtrai. Toi, Lubresco, dans ta démarche élégante, dans ton port de tête étonnant pour un pauvre, dans ta façon suprêmement musicale de prononcer le moindre mot. Toi, Meunier, dans ton humilité héréditaire, dans ton sourire qui n’ose rien. Et toi aussi, Totor Albadi, viens si ta jambe folle ne t’a pas entraîné dans le faux pas mortel. Moi je saurai comment vous parler. Faites-moi le signe de reconnaissance. Vous ne me gênerez jamais. Je suis seul sur la terre. Je peux, dès ce soir, vous suivre au bout du monde. À ce bout de terrain où votre vie a pris racine. Vous pourrez m’entraîner dans le tourbillon. J’ai l’habitude. Je n’ai pas beaucoup changé. Et je suis peut-être le seul à vous attendre.

[…]

Samedi matin. Iheip ! C’est Schborn qui ouvrait la joute avec moi. Je cambrais le corps, les deux jambes solides dans un parfait équilibre. Schborn prenait une allure de seigneur négligent, le cou penché en arrière, les yeux cloués au ciel. Les gosses étaient là. Il n’en manquait aucun. Chapuizat, puissant, Grogeat, le dos rond, Meunier, chétif, Debrer, roulant sa salive dans sa bouche édentée, Lubresco, l’œil amusé, Julius Lédernacht, le visage crispé par l’attente, Totor Albadi, sa jambe abandonnée. Jeanjean, l’idiot, la bave dégoulinante, Blaise, le crétin, les épaules tombantes, ne comprenant pas la nécessité d’une telle épreuve. Et les filles : Thérèse, aux yeux si clairs qu’on en avait peur, comme d’une eau profonde ; Emmy, la fille de Feltin, qui se masturbait en public ; Marguerite, bâtarde n’appartenant à personne, s’offrant aux hommes dès quatorze ans ; Séprina, issue de Russes riches et ruinés, plus crasseux à eux seuls que toute la zone réunie ; Catherine, maigre et à demi aveugle, qui devait disparaître deux ans plus tard.

VI

Le premier et seul nom de ville étrangère que j’aie entendu prononcer chez nous fut Chicago.

Chicago !

Sur ce nom, Schborn, l’imaginatif, le poète, brodait à en perdre l’esprit. Il m’expliquait, il voyait. Chicago devait se présenter comme une zone aux proportions exceptionnelles.

— Tu vois ça ? Chicago c’est comme qui dirait la ville et la zone en même temps. Comme tu dirais la ville d’ici qui serait la zone partout. Et les roussins n’emmerdent personne. Ils ont la trouille les roussins. Ils se feraient racler !

Ça nous bouleversait l’imagination. Ça fermentait en nous. À gros bouillons. On n’en dormait plus. On ne parlait que de Chicago du matin au soir, à pleins tubes. Chacun avait son mot à dire. Sa fiction à ajouter. Chaque gosse avait une image à lui de cette cité extravagante.

Pour les enfants, notre zone était insensiblement devenue la réplique du grand Chicago. Nous, « nous étions de Chicago ». Ça voulait dire quelque chose. Ça nous gonflait d’orgueil. Plein le cœur d’orgueil. Des années plus tard, dans une petite chambre d’hôtel sale et froide, où Schborn et moi nous logions, il prit une voix très douce pour me demander si je me rappelais le Chicago de notre enfance. Et nous eûmes envie de pleurer. Désolante et magnifique enfance ! Nous qui n’avions connu jusqu’alors que la crasseuse condition des pauvres, nous nous repaissions du premier morceau d’illusion trouvé en chemin. Le moindre rève nous embaumait l’âme pendant des mois, avant de se muer en souvenir.

Chicago !

Si je me rappelle : je n’oublie rien, jamais.