Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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V.S. Naipaul, L’énigme de l’arrivée

Ed. Christian Bourgeois. Traduction Suzanne Mayoux

3. Le lierre

[…]

Un jour, sur ce chemin – c’était la première ou la deuxième année, les lièvres faisaient encore mon ravissement et je les guettais à chacune de mes promenades, j’avais vu la carcasse poussiéreuse, dépenaillée, à moitié pourrie de l’un d’eux. Le coin était connu pour ses lièvres ; au siècle dernier, un voyageur, William Cobbett, avait vu une fois non loin d’ici un champ plein de ces animaux. Et on organisait encore des chasses au lièvre, manifestations curieusement féodales, par certains côtés, où des rabatteurs de service poussaient les animaux à travers les coteaux en direction des tireurs embusqués derrière des bottes de foin sur le grand chemin ; et en même temps, où propriétaires, ouvriers agricoles et citadins des petites villes voisines se retrouvaient sur le même plan, unis par les vieux instincts de la campagne. Peut-être le lièvre avait-il été abattu à l’occasion d’une de ces chasses ; peut-être l’animal blessé avait-il été mutilé et traîné sur le chemin par un chien. Mort et bientôt irrécupérable, bientôt moins qu’une charogne, peut-être son cadavre avait-il été retourné par le pied inquisiteur d’un paysan ou d’un promeneur, expédié au fond d’une ornière et finalement abandonné à la décomposition.

lapin mort

Quelle puissance dans les membres postérieurs ! Repliés dans la mort. (Je vis une autre fois, plus de dix ans après, une dépouille similaire ou qui me rappella celle du lièvre, sur un ilôt rocheux, escarpé, au milieu de l’étroit chenal entre la côte sud-ouest de Trinidad et le Venezuela. L’îlot était colonisé par les pélicans et les frégates, mais surtout les pélicans. Ils vivaient là et y mouraient aussi. Dans les creux de terrain au centre de l’ilôt, une couche élastique de guano recouvrait le sol ; et sur les corniches rocheuses gisait le squelette entier de pélicans, comme si, se cachant sur leur territoire protégé, les grands oiseaux avaient replié leurs ailes puissantes pour attendre la mort. Les ossements de pélicans sur cet îlot – que les Espagnols avaient appelé Soldado, "le soldat", et les Anglais ensuite, Soldier’s Rock – ressemblaient aux vigoureux membres postérieurs – les os sous la fourrure poussiéreuse – de ce lièvre.)