Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Benjamin Constant, Journaux intimes

Ed. Gallimard

Journal (22 janvier 1804-7 mai 1805) — Avril 1804

30 [germinal] [20 avril] 1804

[…] Comme la destinée est derrière nous, qui nous écoute et se joue de nos calculs ! Que peut-on désirer, quand l’âge des passions a passé, sinon d’échapper à la vie avec le moins de douleur possible ! En parlant de douleur, il faut que j’inscrive ici un souvenir qui m’est entièrement étranger, mais qui m’a pénétré il y a deux mois d’un sentiment sombre qui renaît toutes les fois que j’y pense. C’est l’histoire d’une fille de 23 ans, pendue en Angleterre, pour actes de faux. Il n’y a rien d’intéressant dans la personne. Elle n’est représentée ni comme belle ni comme spirituelle ni comme sensible ni comme distinguée d’aucune manière. Mais il y a dans les détails de sa souffrance, depuis le commencement de la procédure jusqu’à son exécution, une telle profondeur de misère humaine qu’on en est saisi et glacé, quand on l’envisage avec réflexion. Prise sur le fait et conduite devant le tribunal, elle ne fit aucune défense, mais durant tout le cours de la procédure, elle tomba d’évanouissement en évanouissement. Condamnée et ramenée en prison, elle resta jusqu’au jour de l’exécution, immobile, à la même place, sans prendre de nourriture. Lorsque la souffrance qu’on s’impose est en regard avec un public, avec une opinion, quelle qu’elle soit, et fût-ce même pour la braver, il y a des dédommagements à cette souffrance. Mais ici, c’est une souffrance solitaire, dédaignée, à côté de laquelle on passe sans y jeter un regard, et comme si c’était une chose toute naturelle. Elle pèse tout entière et uniquement sur la victime. Enfin, le jour du supplice, la malheureuse se laissa transporter sans résistance, sans paraître remarquer ce qui se passait autour d’elle, et le premier et dernier signe de vie qu’elle donna fut de pousser un long cri, lorsqu’elle sentit le char qui la portait manquer sous ses pieds. Il y a dans ce tableau je ne sais quelle misère, faible, s’abandonnant sans lutte, n’espérant pas même le moindre intérêt, et broyée sous la main de fer d’une société implacable, qui inspire une pitié d’un genre tout à fait particulier, et qui, pour n’être pas sans mélange de mépris, n’en pénêtre pas moins douloureusement au fond de l’âme. Arrivée à Weymar à minuit.