Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

Page : http://www.dg77.net/pages/passages/constant_f.htm


  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Benjamin Constant, rubriques Amour & Femme

Journaux intimes, Ed. Gallimard 1952

Journal (22 janvier 1804-7 mai 1805)

19 [pluviôse] [9 février 1804]

Dîner avec quelques femmes. Ce qu’on appelle les femmes d’esprit, c’est du mouvement sans but. C’est tout à fait une création sociale et par conséquent artificielle. Tant qu’il y a un peu de figure, cela va. Un petit intérêt physique soutient et fait pardonner l’agitation inutile et sans résultat de tout leur être moral. Mais à 40 ans, les femmes ne sont plus faites pour la société. Il leur reste le rôle d’amies, mais d’amies dans la retraite, recevant les confidences et donnant les conseils à l’homme dont elles sont le second ou le troisième intérêt dans la vie.

22 [ventôse] [13 mars 1804]

Visite à Mme de Schardt. C’est un pauvre cœur lié à un corps déjà fané et qui bat de ses pauvres petites ailes sans pouvoir se dégager de ses liens, et sans inspirer un autre sentiment que la pitié. Triste sort que celui des femmes. Il est certain que pour leur bonheur une retraite presque orientale vaudrait mieux que l’état de demi-indépendance que nous leur laissons. Après 30 ans, que leur sert leur liberté, sinon à offrir ce dont personne ne veut ?

4 [germinal] [25 mars 1804]

Visite à Mme de Schwarzkopff. Scène conjugale. J’ai bien reconnu l’état dont je suis sorti : « Je ne puis pas quitter mes enfants malades : je félicite ceux qui ont ce courage. » Et le pauvre Schwarzkopff, souriant, plaisantant, suppliant, mourant d’envie d’aller souper avec moi, et n’osant pas me sacrifier ce plaisir pour une femme qui ne lui sait aucun gré de ce sacrifice. Mme de Schwarzkopff est tout à fait dans le genre sentimental allemand. Des rubans roses, des yeux mélancoliques, une voix douce, un esprit fin, un peu vagabond, de la susceptibilité, de l’aigreur, de l’exigence, un grand sentiment de supériorité sur son mari. Et l’on croit que c’est une femme désirable ! C’est l’enfer. Par parenthèse, dans ces scènes, je ne devrais pas me mettre du côté des maris : je n’ai rien à y gagner. L’esprit de justice m’emporte : il faut le contenir.

14 [nivôse] [4 janvier 1805]

Ma petite demoiselle aussi m’a fait faux bond. Je voudrais bien pouvoir me passer de femmes : ce besoin physique est la seule chose qui mette du trouble dans ma vie, et tous les arrangements sont difficiles. Une maîtresse payée m’ennuie trop pour que je puisse avoir rien de commun avec elle que la seule relation dans laquelle elle est à sa place ; et cependant si j’amenais ici une maîtresse en titre, et que je voulusse la laisser seule tout le jour, elle s’ennuierait à mort et prendrait le premier venu pour se désennuyer. J’en ferais autant à sa place. Une ouvrière ? il y a quelque difficulté à en trouver, et je cours toujours le risque de lui voir faire mille sottises. Le plus simple serait de m’en passer. Mais l’insomnie, mais cette imagination qui devient si bizarre lorsque la privation se prolonge. Je veux essayer pourtant une fois encore ; peut-être l’idée du voisinage de Paris me sera favorable ; les obstacles n’existant pas, je me calmerai et je parviendrai à me passer de femmes précisément parce qu’il y en a 30.000 sous ma main.

22 [nivôse] [12 janvier 1805]

L’arrangement de ma petite demoiselle à la campagne a définitivement manqué. J’en suis bien aise. Depuis ma magnanime résolution de me passer de femmes, huit jours se sont écoulés sans que je l’aie transgressé, huit autres s’étaient écoulés de même avant que je l’eusse prise. Continuons.

18 [pluviôse] [7 février 1805]

Mon plan est arrêté. Je laisse Minette se fixer à Milan. Je lui écris alors pour lui proposer un mariage secret, et je tiens irrévocablement à ce mariage. Plus je l’aime, plus il m’est impossible de me séparer d’elle ou de lui faire de la peine, plus je dois prendre un parti décisif et convenable. Je pouvais lui laisser prendre des jours quand je croyais que ces jours n’étaient qu’une épisode de ma vie. Mais puisque c’est la vie entière, il faut l’asseoir et la régler. […] Il y a quelque chose de tendre et de vague dans la lettre de Mme Necker. C’est une femme distinguée qui est accablée de la médiocrité qui l’entoure, mais qui, ayant sanctionné un hasard médiocre par un choix qui ne l’est pas moins, veut bien se permettre à elle-même de faire des insinuations sur l’infériorité de ce qui l’environne, mais ne veut pas qu’on lui fasse de pareilles insinuations parce qu’elle les prend pour des attaques personnelles. Je suis parvenu à me mettre avec elle sur un assez bon pied. Je lui dis de petites choses mystérieuses sur ce qu’elle aurait pu m’inspirer si je n’avais résisté à ce penchant, et cela me dispense des démonstrations qui ne son pas dans mon caractère et des soins qui me fatiguent.

21 [pluviôse] [10 février 1805]

Dîné chez Mme de Condorcet avec une jeune personne charmante que j’épouserais volontiers. Car plus je pense aux affaires de Biondette, plus je vois qu’elles useront ma vie sans avantage pour elle et avec beaucoup de malheur pour moi. Cette personne a 17 ans, une figure d’une fraîcheur et d’une bonté ravissantes. La difficulté de toutes ces affaires, c’est de les entamer. Je ne puis me résoudre à mettre quelqu’un dans la confidence de mon désir d’être libre. Je ne puis consentir à entendre un mot sur mes liens avec Biondetta, un mot qui lui serait désavantageux, un mot d’approbation sur ma détermination de la quitter. C’est une chose sur laquelle j’ai seul le droit de juger. Si Minette me rend malheureux, personne que moi n’a le droit de s’en plaindre, et je ne sens que trop qu’aussitôt que j’aurais prononcé une syllabe qui annonce que nous ne faisons plus cause commune, mes amis la jugeront plus sévèrement et me défendront à ses dépens. C’est cette délicatesse que je ne puis vaincre qui fait tout l’embarras de ma situation.

4 [nivôse] [23 février 1805]

J’espère d’ailleurs ne passer que peu de jours hors d’ici. Je ramènerai avec moi une belle quelconque qui apaisera mes insomnies.

6 [germinal] [27 mars 1805]

±. Figure angélique, les plus belles dents, les plus jolis cheveux, la bouche la plus fraîche, et une expression étonnante de douceur et de finesse ; avec cela des manières assez décentes, un langage passablement pur. Si j’avais rencontré pareille chose il y a trois mois, mes séjours à la campagne auraient été plus agréables et mes incertitudes finies. J’en profiterai pour le temps qui me reste, sans oublier pourtant le lieu de la rencontre et le genre de vie avoué.

23 [germinal] [13 avril 1805]

Je travaille beaucoup moins bien à Paris, mais le nouveau changement que j’ai fait à la nature de mon ouvrage et la multitude de matériaux que j’ai recueillis rend le travail à bâtons rompus possible. ±. C’est précisément ce qu’il me faut, si je puis la placer de manière qu’elle ne me prenne aucun temps ; je m’en occuperai demain. Du reste, fraîcheur, beauté, formes superbes, cheveux charmants, les plus belles dents du monde, tout y est réuni. C’est toujours la belle du 6 germinal. […] J’ai fait une sottise à dîner. Je me suis mis à faire un conte en affectant l’air de la plus grande sincérité. Ce n’était que jouer la comédie ; mais j’ai vu que la jouer ainsi donnait des soupçons sur mon caractère de véracité. C’est bien injuste. Je suis l’homme le plus vrai du monde, excepté en amour.

Journal abrégé (22 janvier 1804-27 décembre 1807)

Le code indiqué à la fin du Journal 1804-1805 (cf supra)
1 : jouissance physique.
2 : désir de rompre mon éternel lien.
3 : retour à ce lien par des souvenirs ou quelque charme momentané.
4 : travail.
5 : discussions avec mon père.
6 : attendrissement sur mon père.
7 : projets de voyage.
8 : projets de mariage.
9 : fatigue de Mme Lindsay.
10 : souvenirs doux et retours d’amour vers Mme Lindsay.
11 : hésitation sur mes projets avec Mme Dutertre.
12 : amour pour Mme Dutertre.
13 : incertitude sur tout.
14 : projet d’établissement à Dole pour rompre avec Biondetta.
15 : projet d’établissement à Lausanne dans le même but.
16 : projets de voyages outre-mer.
17 : désirs de raccommodement avec quelques ennemis.

septembre 1806

30. 4 assez bien. Depuis que je me suis arrangé pour 1, je n’y pense plus. La faculté me suffit, sans en faire usage.

Octobre 1806

14. Lettre de Mme Dutertre. Cet attachement si long et si doux me touche. 12, avec deux ans d’intervalle, à la bonne heure.

16. Jeudi …4 toujours trop lentement. Je n’en finirai jamais. 2. 2. Tristesse profonde.

19 …Visite à Mme Dutertre. Elle a fort embelli. Je crois avoir commencé à me faire comprendre. Si cela est, va pour 12.

20 Charlotte a cédé. 1 par conséquent. J’ai fait après ce que j’ai pu pour calmer sa tête. J’espère y avoir réussi. Je suis fort ébranlé sur 12. Que de mal on dit de moi ! Je veux absolument ne pas recommencer les tracasseries de l’année dernière. Ecrit à Mme de Stael. Dîné chez Charlotte. 1 pour la seconde fois. Pour cette fois, il n’y avait plus d’équivoque possible. Mon Dieu, comme cela attache les femmes ! Il en est résulté que j’ai manqué toutes mes autres affaires de la soirée.

Journal (15 mai 1811-26 septembre 1816)

Avril 1812

8 Travaillé. Le caractère de Charlotte change beaucoup. De généreuse, avare ! de douce, exigeante. Quel sorcier que le mariage ! M’en tirerai-je ?

Juin 1812

20 Peu travaillé. Dîné chez Hugo. Je m’amuse à Göttingue quand je ne suis pas inquiet. Je remarque que Charlotte est toujours plus douce quand je l’ai secouée un peu rudement.

Janvier 1813

9 Rien fait. Querelles. Sottises de ma part. Au lieu d’être faible et dur, il faudrait être ferme et doux, mais je suis un sot.

Novembre 1813

24 Plan d’ouvrage politique meilleur que les autres. Je m’y tiens. Première infidélité depuis longtemps.

Août 1814

19 …Soirée chez Suard. Eloges prodigieux. Gare les vengeances. Ce qui m’accable, c’est de n’avoir personne ici que j’aime. Ma femme me manque. La vie est trop sèche.

21 …Envoyé un beau châle de cachemire à Charlotte. Pourquoi ne m’écrit-elle pas ? Dîné chez Mme Récamier.

23 …Point de lettres de ma femme. Je commence à m’inquiéter fort.

25 …Point de nouvelles de ma femme. Qu’est-ce que cela veut dire ?

26 Dîné chez Tracy. Grands éloges. Lanjuinais. Pourquoi tout cela me fait-il si peu de plaisir ?

30 …Lettre de Charlotte, enfin.

31 Dîné au Cercle. Mme Récamier. Ah ça ! deviens-je fou ?

Septembre 1814

1 Dîné che Mme de cafarelli. Mon amour me trotte par la tête. Nous verrons demain.

2 Dîné chez Desportes. Mme Récamier. Ce serait fort bien, si cela ne faisait que m’amuser.

3 …Dîné chez Guizot. Mon diable d’amour me tourmente ridiculement. J’ai pourtant le courage de na pas aller demain à Angervilliers. C’est bien fait, soit pour retrouver de la raison, soit comme succès.

4 Je n’ai été occupé que de Juliette. Quelle folie ! Joué pour me distraite. Gagné.

5 Même journée que hier. Talleyrand bien pour moi. Mais Juliette m’occupe par-dessus tout. Je pars demain. Gagné en deux jours 128 nap[oléons].

6 Route jusqu’à Angervilliers. La présence de Juliette embellit tout. Du reste, sans elle, je m’ennuierais fièrement ici.

7 Journée toute à Juliette. Je ne suis pas encore aîmé, mais je lui plais. Il y a peu de femmes qui soient insensibles à ma manière d’être absorbé et dominé par elles. Ceci met un vif intérêt dans ma vie. Je sens dans mes veines une chaleur inusitée.

9 Conversation sérieuse avec Juliette. Elle a de la raison et je la crois sincére. Je ne veux pas affliger ma femme. Tout peut se concilier. Je fais quelques progrès dans le cœur de Juliette. Elle m’enchante. J’ai annoncé mon départ pour demain.

11 Voilà donc que je m’engage dans de nouvelles amours. Jamais cela ne m’est arrivé sans bouleverser ma vie. Jusqu’ici, il n’y a que plaisir. Juliette cependant ne m’aime pas encore…

Octobre 1814

20 Je gagne du terrain, je le pense sans m’enorgueillir, bien au contraire, je me prosterne devant le sort. […] Cependant, ne comptons sur rien, allons sagement et souffrons le moins possible.

Février 1815

12 Lettre beaucoup trop forte à Juliette sur Mme de St[ael]. Vu Mme de St[ael]. Comme elle était occupée d’elle, elle ne m’a rien dit d’injures. Matinée avec Juliiette. Froide pour moi, tendre, qui le croirait ! pour le plus sot des hommes, Nadaillac. Elle m’a menti le soir et lui a donné un rendez-vous tête à tête. Ça me fait moins de peine que M. de F[orbin], parce que mon estime pour Juliette est diminuée. Partons, partons.

Juillet 1816

15 A dater d’aujourd’hui, je règle ma vie plus sévèrement. Le laisser-aller m’a fait trop de mal. Voici mes règles : 1° Plus d’amour physique ni rien de ce qui y tient ; 2° travail le plus possible ; 3° but, vivre en Angleterre dès que je pourrai y retourner ; 4° regarder ma fortune de France comme perdue, et en repêcher des débris que je transporterai ici. Rangé. Soirée chez Lady Jersey. Gare la rougeole !