Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père

Coll. Babel, éd. Actes Sud-Leméac

Première partie, Éclats d’enfance

Intermède

La colonie est un monde sans héritiers, sans héritage.

Les enfants des deux bords ne vivront pas dans la maison de leurs pères ! Et s’ils ont tous des ancêtres, ceux-ci ne leur auront laissé que la rancune en partage, au mieux l’oubli, le plus souvent le désir de partir, de fuir, de renier, de chercher n’importe quel horizon pour, dans ses draps de crépuscule, s’enfouir…

La colonie, la division elle l’enfante : elle est inscrite dans les corps, chacun des sexes est divisé, chacun de sa postérité est écartelé, chacun des ses cadavres ou des ses aînés est renié !

La colonie, cela a d’abord l’air d’une revanche, d’un avenir, d’une terre d’aventures, alors qu’elle étale devant elle un territoire sans bornes, un Sahara, une terre de “ réserves ” pour réprouvés, un camp pour détenus perpétuels, en relégation…

9. La chambre parentale

Je dors, je m’endors chaque soir face aux grands miroirs, dans le noir… Peu après, une demi-heure ou une heure s’étant écoulé, parfois davantage, très régulièrement, je dirais même chaque nuit (tant le premier souvenir d’un être, même dénué de parole, avec une imperceptible lueur de conscience, flamme de bougie vacillant sur fond d’obscurité, ce souvenir-là persiste, tenace tarentule fichée dans ma mémoire fragile), chaque nuit, donc, je m’endors aussitôt : je m’enfonce, m’engloutis, me noie.

Une demi-heure, une heure s’écoule, peut-être davantage ; et régulièrement, chaque nuit, un bruit de voix à la fois lointaines et proches me secoue.

Je me souviens non d’un réveil, plutôt d’un malaise qui me ferait resurgir à la surface : ainsi, nuit après nuit, d’un sommeil pareil à une boue dont je m’extirpe difficilement.

Nuits successives d’un bébé d’au moins dix-huit mois. L’endormissement est régulièrement interrompu par une voix, plutôt une double voix, un chuchotement à la fois si proche, venant comme de très haut, et de si loin, qui n’a réaffleuré à ma conscience que des années plus tard : ce réveil, avec son trouble, même à un âge si précoce, s’enrobait alors d’une culpabilité, pour ainsi dire animale. Comme si je ne devais pas entendre ! Comme si un énorme interdit, un mur de brumes et de nuit avait dû s’installer entre la couche parentale et mon petit lit de cuivre. Aussi n’ouvrais-je jamais les yeux.

Nous devons tous nous trouver dans le noir ! Je ne sais ce qui se passe. C’est une sorte de musique, une plainte informe, mais de jouissance (je ne connais pas le mot, je le sens ainsi).

Je ne sais si ce bruit — comme un égouttement — émane des deux parents, ou n’est-ce qu’une seule et même plainte tressée, envahissant la chambre entière. Mais le nourrisson qui se réveille, qui ne va pas jusqu’à se boucher les oreilles (je n’ose bouger), sait confusément qu’il est un intrus, qu’il est de trop, qu’il ne devrait que pleurer peut-être, gémir ou faire semblant d’avoir besoin du lait maternel. Une telle gravité s’installe partout !

Non, ne pas m’agiter, je ne dois pas faire un geste, surtout pas, je dois tout faire pour regagner le noir du sommeil !

La musique vocale continue, s’éloigne un instant, n’en finit pas — ce qui ajoute à mon malaise. Je parviens enfin à replonger dans le sommeil, soit parce que là-bas, tout à côté, le calme est revenu, soit par épuisement. Le silence, ensuite : à côté, deux respirations, à peine un chuchotement.

Deuxième partie, Déchirer l’invisible

3. Le piano

Au concert des jeunesses musicales, cette première fois (je devais avoir treize ans), tout me fut nouveau : le noir dans lequel fut plongée la salle, le célèbre pianiste s’inclinant devant l’assistance, se recueillant ensuite, mains tendues au-dessus du clavier, les notes de musqie griffant imperceptiblement le silence, montant en un flux progressif — comme si une cascade allait jaillir de derrière le piano que je découvrais à peine, l’ombre de l’artiste à demi courbé et laissant couler de ses doigts des flots d’accord chevauchés dans un ordre mystérieux.

Je ferme les yeux, me glisse dans la progressive montée de ce torrent de sons tressés ; soudain fantomatique, la foule qui m’entoure semble tendue comme moi, respiration suspendue, emportée malgré elle, moi avec elle, par ces vagues de sons frappés, d’accords fondus ou mêlés…

Où suis-je ? Le musicien, j’oublie qui il est : l’interprète, ou bien Chopin ressuscité, exilé et malheureux, je le sais déjà, enfin parmi nous, ombre complice derrière cet homme brun, penché sur son instrument ? Et moi, dans cette cascade de notes qui piaffent, se déversent sans discontinuer, éclaboussent l’ouïe de chacun ? Nappes de sons brassés qui montent, volent, triomphants, avant de retomber soudain, mais pas tout à fait, la violence plaquée des doigts se prolongeant (je les aperçois, à cause des poignets aux rebords étincelants de blancheur), je vois, dans un éclair, la face du pianiste — du pianiste ou bien de Chopin ? —, puis son profil presque posé sur les touches, comme s’il allait s’y coucher, ou au contraire, soulevant jusqu’au piano lui-même pour enfin se redresser, ravir pour lui seul cette ample musique, la tirer dans son sillage, et partir, laissant les auditeurs à jamais orphelins.

Soudain, une houle continue de sons se lève comme de profondeurs marines, nous éclabousse avant de s’affaiblir peu à peu. Et le silence finit par recouvrir cette violence en suspens.

12. L’été des aïeules

La mémoire du corps, comme une seconde peau, mais intérieure, demeure, elle, tapie, aveugle mais tenace. Comme si, en ces semaines ou ces mois de basculement, les traces d’enfance, les remous de l’adolescence avaient soudain été recouverts par l’image démultipliée ou disloquée de la grand-mère maternelle que, toute petite, je contemplais, fascinée par ses transes de païenne dansante, elle qui, ses musiciennes accroupies à ses pieds, scandant de leurs percussions leurs lancinantes mélopées, cherchait à guérir de je ne savais quoi…

Soutenue par cette musique venue des profondeurs de l’Afrique immémoriale, c’est de cet halètement sauvage, risquant à tout moments de ne plus être contrôlé, c’est bien de cette fureur de l’aïeule que le rythme des tambours endiguait autrefois jusque dans sa chute – figure soudaine ni de la défaite ni de l’assoupissement, plutôt d’une douceur ouverte et qui parfois se livrait, tandis que son corps dégingandé, cabré, semblait sur le point de s’envoler – oui, c’est de cette aïeule que je suis la descendante, irréductiblement, c’est dans son sillage que je me place, corps et âme, à mon tour ensauvagée, puisque la révolte est si longue qu’elle n’en finit pas malgré tous les soleils et les proches lendemains.

Je comprends désormais que je suis son héritière à ma manière brouillonne et sans bénéficier comme elle d’un orchestre de femmes accroupies à mes pieds — sauf que moi, ces suivantes, je les relèverais, les redresserais, pour qu’elles frappent aussi des talons, comme moi, qu’elles me parfument de jasmin et d’encens, qu’elles me bénissent le front de leurs paumes tatouées !

Je leur demanderais de m’entourer, de m’encercler au besoin, de veiller sur moi si je dors, de s’accrocher à moi dans leurs tuniques en écharpes effrangées, avec leurs cheveux dénoués, puis, tous les parfums d’Arabie brûlés, d’improviser des supplications pour me maintenir dressée, des bénédictions pour me protéger de moi-même, d’improviser toutes sortes d’invocations, d’ululer toutes formes d’incantations, même impies, pour m’empêcher d’aller courir vers quelque ailleurs — quel ailleurs ? chanteraient-elles inlassablement. Oui, ce serait à elle d’écarter l’irrésistible tentation, de me détourner des précipices, des tornades, des pertes d’équilibre soudaines, de me retenir prisonnière, de me soûler au besoin de leurs tam-tam roulant nuit et jour sans discontinuer : alors, du ciel, des pans entiers de symphonies de Bartok descendraient en cascades, en neiges éternelles des Aurès, en galop de cavales des siècle passés.

Pour finir, dans le silence qui m’éclabousserait, retrouver racines ! Assise sur un tapis de haute lisse, face au couchant, je m’assiérais.

Troisième partie – Celle qui court à la mer

5. La famille à Alger

Toutes les filles acceptaient ce rite d’initiation : moi, sans humour et, il est vrai, par ignorance, je refusai net, le considérant comme un rite d’humiliation : “Non, c’est non !” et je persistai orgueilleusement dans mon refus !

Si au moins, dans la Correspondance d’Alain Fournier et Jacques Rivière, j’avais trouvé ne fût-ce qu’une allusion à cette coutume des classes préparatoires en découvrant, chez eux, ce terme de “bizutage”, même en ne pouvant m’y soumettre par principe, (j’aurais ajouté avec bravade : “en tant que musulmane, non !”), jamais je n’aurais joué ainsi les persécutées. Intérieurement, j’étais ahurie de voir mes condisciples se prêter volontiers à ces traitement : leur bonne humeur provenait d’une part de jeu implicite — mais aussi d’une certaine vanité à faire désormais partie de ces “classes préparatoires”.

Jeu et vanité : voilà qui dut occuper ces deux ou trois jours d’étrange défoulement. On respecta mon refus obstiné, en me menaçant de ne plus me parler.

Je me raidis davantage ; “à mon tour de ne plus vous parler !” décidai-je en moi-même.

Ce dialogue de sourds contribua à me refermer sur moi-même. Il me fallut quelques semaines, de ce premier trimestre, pour atténuer un tant soit peu mon air revêche de solitaire.

Épilogue

2. La jeune fille sauvage

Quelqu’un, une adolescente, juste quelques secondes après avoir aspiré à mourir, s’élance et on la tire de là de justesse. Eh bien, qu’elle recommence !

Mais je n’ai pas recommencé, comme si la pulsion de mort, m’ayant entièrement pénétrée, s’était asséchée d’un seul coup.

Dès lors, pourquoi ce regret ? Pour l’inutilité des décennies à venir, pour le gel intérieur qui me maintint, apparemment la même, et irréversiblement une autre. Une autre, c’est-à-dire un être posé, extérieurement paisible, tantôt rêveuse et nonchalante, tantôt serrant les dents et entreprenant telle ou telle tâche, jusqu’au bout, quelles qu’en soient la nature, la visée — le “divertissement”, a dit Pascal.

En fait, ne m’a jamais quittée le désir de m’envoler, de me dissoudre dans l’azur ou bien au fond du gouffre béant sous mes pieds, je ne sais plus trop.

3 – Inventer le vertige

Te voici donc à “écrire”, et tu t’imagines inventer de toutes pièces, mais non : c’est “écrire” certes, mais pas vraiment ! Jouer, alors ? Non, à peine, car cette sorte d’allégresse a tôt fait de retomber. Écrire corps et cœur noués ? Que non pas ! Écrire corps mobile mais cœur étouffé ? Pas davantage ! Tu te sentais la force d’écrire, corps mobile et cœur ouvert… à éclater. Il suffisait seulement de te plonger, tête la première, dans les cascades de l’ombre ou dans une présence de commencement du monde !

[…]

Alors, chacune de tes fictions s’est mise à pencher, à tanguer de droite et de gauche, et chaque fois, inopinément, tel ou tel personnage de femme sortie de ta main finissait – vers la fin du récit, de la nouvelle ou du roman – par t’échapper, par dévier de la trajectoire prévue à l’horizon, soudain tu la voyais courir, quelquefois sans but, à l’aveugle, riant mais désespérée, en pleine foule mais seule, ivre à la fois de solitude et d’une violence mortifère, mais parfois joyeuse…

[…]

Les lieux vidés, tu repars un mois plus tard ou parfois un an après (une année de paresse, de distractions, tant de nuits pour danser, pour…). La solitude te réenveloppe : tu n’as pas peur, non, mais, comme dit le poète français René Char, pour ne pas le nommer, qui, au sortir, il est vrai, de ses années de résistance, constate : “Je n’ai pas peur, j’ai seulement le vertige !”

C’est donc cela, ton vertige à toi : inventer ou le croire, comme lorsque, fillette, tu jouais à la corde, tu allais apprendre à monter à bicyclette – qui, d’un coup, va interrompre ces jeux ?