Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Peter Handke, L’absence

Trad. Georges-Arthur Goldschmidt

II

« Dans l’enfance des peuples, c’est par-delà les montagnes et les mers que commençaient les pays inconnus. On avait des noms pour eux, étaient à peu près sûrs ; les sources du Nil, c’était le sud, mais on ne savait rien de l’endroit ni de sa situation. Seuls les point cardinaux le Caucase c’était à peu près l’est, l’Atlantide légendaire, l’ouest et le nord, c’était l’Ultima Thulé. Vinrent les voyages commerciaux, les conquêtes, vint l’histoire, par violence et par bonds, vint l’âge adulte des peuples qui dépouilla les légendes de la géographie enfantine de leur enchantement. Décolorées les sources du Nil, descendus des hauteurs solitaires du ciel les sommets du Caucase, réduits à leur véritable échelle, destituée Thulé, trône du bout du monde, il n’émergera plus jamais d’Atlantide. Certes les noms restaient et prenaient dans les épopées et les chants cette magie des contes qui seule donne vie au royaume des légendes, et l’Euphrate, ainsi, et le Tigre n’en jaillissent qu’avec plus de réalité du paradis et l’arche de Noé ne s’en échoue qu’avec plus de réalité sur le mont Ararat et l’enfant Moïse flotte pour toujours dans sa corbeille sur le lent cours du Nil. Le nom, c’est l’hôte de la réalité ! – Dans l’enfance, de même, nous avons donné les noms du lointain aux quelques endroits favoris et le ruisseau au bord du pré où nous faisions rôtir les pommes de terre, sous la pluie, s’appelait-il, peut-être, Lethé ou Fleuve de l’Oubli, les quelques maigres lianes pendaient, grosses comme le bras, dans la forêt vierge de l’Amazone et le rocher derrière la maison était un contrefort de la Sierra Nevada, avec ses lys sauvages, couleur d’Indiens, au-dessus d’elle l’ouverture dans la haie du jardin menait à notre Nouveau Monde. Et nous aussi, nous sommes maintenant adultes et aucun des noms de ce temps-là, aucun, sans exception, n’est plus en vigueur. Nous aussi, nous avons maintenant une histoire et un nouveau baptême ne pourra rénover ce qui fut en ce temps-là. Je ne crois pas que ce temps puisse se répéter – même si ce ruisseau s’était vraiment élargi en rivière et si ces lianes étaient devenues indéchirables, entre-temps, et si à la place des lys, tout à coup, un Apache s’était trouvé à portée de main, là-haut sur l’éperon rocheux. Oui, mais à la différence d’alors, je crois, sérieusement, et non par jeu, à la force des lieux. Je crois aux lieux, non pas aux grands, mais aux petits, inconnus, à l’étranger aussi bien qu’ici. Je crois en ces lieux qui ne sonnent pas et n’ont pas de noms, désignés peut-être par le seul fait qu’il n’y a rien pendant que partout autour il y a quelque chose. Je crois à la force de ces lieux parce qu’il ne s’y passe plus rien et rien encore. Je crois aux oasis du vide, non pas à l’écart, mais ici au milieu de la plénitude. Je suis sûr que ces lieux, même si on ne s’y rend pas vraiment, redeviennent sans cesse fertiles par la seule résolution de se mettre en route et d’avoir le sens du chemin. Je n’y rajeunirai pas. Nous n’y boirons pas l’eau de jouvence. Nous n’y serons pas guéris. Nous n’y verrons pas de signes. Nous y aurons simplement été. Nous y serons allés par un bout de chemin fait de traverses pourries devant des tringles à rideaux en train de rouiller en pleine nature. L’herbe, là-bas, aura tremblé comme ne tremble que l’herbe, le vent y aura soufflé comme ne souffle que le vent, les fourmis auront passé dans le sable comme des fourmis en cortège, les gouttes de pluie dans la poussière auront pris la forme incomparable de gouttes de pluie dans la poussière. Nous aurons tout simplement vu en ce lieu les choses se transformer – en ce qu’elles sont, sur les fondations du vide. En chemin, rien qu’à le regarder, un brin d’herbe rigide se sera mis à osciller et à l’inverse devant un arbre, l’intérieur de nous-même aura pris pour cet instant la taille et la silhouette de l’arbre. J’ai besoin de ces lieux et – écoutez ce mot le plus rare qui soit chez un vieil homme – je les désire. Et mon désir que veut-il ? Rien que l’apaisement. »

[…]

C’est le vieil homme qui devient le trouble-fête. Il a surgi brusquement, pris les cartes et les a jetées loin dans la rivière. Il est mal rasé, comme s’il avait été longtemps en route, son visage paraît bruni par le soleil. Retournée la pèlerine est une voile de lin clair ; par-dessous une gourde et une musette au milieu, chaussure montantes aux pieds, il est harnaché et équipé pour une longue route. Il est coiffé d’un bonnet de laine multicolore, aux bords effrangés, d’une main il tient une carte routière dépliée et de l’autre un bâton de coudrier fraîchement coupé. Il a avancé une jambe dans son pantalon bouffant, comme celui d’un clown et reste planté là, tel un unijambiste. Il est de fort bonne humeur malgré son acte de violence : il vient seulement de prendre une décision à l’instant même et jeter les cartes au loin en faisait partie.

Après s’être laissé regarder il dit : « La partie de plaisir est terminée. à partir de maintenant le voyage continue à pied. à partir d’ici, nous allons marcher et non plus rouler. Dans tous ces véhicules, il n’y a aucun départ, aucun changement de lieu, nulle sensation d’arriver. En roulant, même lorsque c’était moi qui conduisait, je n’étais pas vraiment en route. Quand je roulais, jamais ce qui me fait être moi ne m’accompagnait. Rouler me réduit à un rôle qui m’est contraire : en voiture, figure pour vitre arrière, en vélo, tiens-guidon et tourne-pédale. Marcher. Fouler le sol. Rester les mains libres. Rouler ou n’être véhiculé qu’en cas de nécessité. Les endroits vers lesquels on m’a roulé je n’y suis jamais allé. On ne peut les retrouver qu’en marchant. Ce n’est que dans la marche que les espaces s’ouvrent et que dansent les espaces intermédiaires. Ce n’est qu’en marchant que je tourne avec les pommes dans l’arbre. Une tête ne pousse que sur les épaules de celui qui marche. Seul le marcheur sent un élan lui traverser le corps. Seul le marcher saisit le grand arbre dans l’oreille – le silence ! Seul le marcheur se rattrape et s’atteint lui-même. Seul vaut ce que pense le marcheur. Nous allons marcher. La marche veut qu’on marche. Il ne faut pas que vous marchiez comme marchent ceux, la plupart, dont on voit que la marche est contrainte et fortuite. Marcher, c’est le plus libre des jeux. Allons. Partons d’ici. La bénédiction du lieu ne vaut que pour le voyage. La bénédiction du lieu ne vaut que pour le voyage. La bénédiction du lieu est une bénédiction de marche. ô mon immortel appétit de marcher, de sortir de l’endroit, de continuer à marcher-de-toute-éternité ! »

Les auditeurs aussitôt suivent l’ordre du vieil homme. Le joueur qui a toujours sur lui tout ce qu’il faut, distribue les affaires de marche aux autres, vêtements aérés, chaussures légères. Ce qui frappe chez tous les quatre, c’est que même les parties les plus informes de vêtements prennent de l’allure, comme coupés exprès pour eux. Par la seule élégance du vêtement, si peu cohérent soit-il, ils forment un groupe. La femme porte son serre-tête comme un bijou, le soldat son blouson comme un battle-dress, le joueur son cache-poussière comme un manteau d’apparat. Ces deux derniers se chargent l’un l’autre des lourds sacs à dos, sous le poids desquels ils ne se courbent pas, mais se redressent : cette charge avait jusque-là manqué à leurs épaules.

On a laissé le camping-car au plus profond de l’ombre d’un buisson où ses chromes brillent comme une pile de bois oublié. Seul un oiseau anime l’endroit vide ; sur ses pattes minces comme des brins d’herbe debout sur un caillou, dans le ruisseau, il oscille sans interruption de sa queue plus longue que son corps. Tout aussi ininterrompu paraît être le bruit avec lequel l’eau se précipite tout autour de la pierre ronde et massive, cognement sombre, rythmique et sourd qui domine tout le fracas, vibration sonore comme provenant d’un instrument ou écho d’une épopée perdue. Des toiles d’araignées prises de poussière se tendent dans les meurtrières de la ruine. La brume de la rosée s’élève du pont et les poutres craquent. L’endroit a quelque chose d’une zone interdite.