Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Carl Gustav Jung, Ma vie

Ed. Gallimard, traduction Roland Cahen & Yves Le Lay

Voyages

Partant de Nairobi, nous visitâmes dans une petite Ford les Athi Plains, grande réserve de gibier. Sur une colline peu élevée, dans cette vaste savane, un spectacle sans pareil nous attendait. Jusqu'à l'horizon le plus lointain nous aperçûmes d'immenses troupeaux : gazelles, antilopes, gnous, zèbres, phacochères, etc. Tout en paissant et remuant leurs têtes, les bêtes des troupeaux avançaient en un cours insensible – à peine percevait-on le cri mélancolique d'un oiseau de proie : c'était le silence du commencement éternel, le monde comme il avait toujours été dans l’état de non être ; car jusqu’à une époque toute récente personne n’était là pour savoir que c’était “ce monde”. Je m’éloignait de mes compagnons jusqu’à les perdre de vue. J’avais le sentiment d’être tout à fait seul. J’étais alors le premier homme qui savait que cela était le monde et qui par sa connaissance venait seulement de le créer réellement.

C’est ici qu’avec une éblouissante clarté, m’apparut la valeur cosmique de la conscience : Quod natura relinquit imperfectum, ars perficit (“Ce que la nature laisse incomplet, l’art le parfait”), est-il dit dans l’alchimie. L’homme, moi, en un acte invisible de création, ai mené le monde à son accomplissement en lui conférant existence objective. On a attribué cet acte au seul créateur, sans prendre garde que, ce faisant, on ravale la vie et l’être, y compris l’âme humaine, à n’être qu’une machine calculée dans ses moindres détails qui continue sur sa lancée, dénuée de sens, en se conformant à des règles connues d’avance et prédéteminées. Dans la désolation d’un tel mécanisme d’horlogerie, il n’y a plus de drame de l’homme, du monde et de Dieu ; plus de “jour nouveau” qui mènerait à des “rives nouvelles”, mais simplement le désert de processus calculés d’avance. Mon vieil ami Pueblo me revint en mémoire : il croyait que la raison d’être de ses Pueblos était le devoir qu’ils avaient d’aider leur Père le Soleil à traverser chaque jour le ciel. J’avais envié chez eux cette plénitude de sens et recherché sans espoir notre propre mythe. Maintenant je l’appréhendais, et je savais en outre que l’homme est indispensable à la perfection de la création, que, plus encore, il est lui-même le second créteur du monde ; l’homme lui donne pour la première fois l’être objectif, – sans lequel, jamais entendu, jamais vu, dévorant silencieusement, enfantant, mourant, hochant la tête pendant des centaines de millions d’années, le monde se déroulerait dans la nuit la plus profonde du non-être pour atteindre une fin indéterminée. La conscience humaine, la première, a créé l’existence objective et la signification et c’est ainsi que l’homme a trouvé sa place indispensable dans le grand processus de l’être.

De la vie après la mort

Notre époque a mis tout l’accent sur l’homme d’ici-bas, suscitant ainsi une imprégnation démoniaque de l’homme et de tout son monde. L’apparition des dictateurs et de toute la misère qu’ils ont apportée provient du fait que les hommes ont été dépouillés, par la courte vue des gens qui se voulaient par trop intelligents, de tout sens de l’au-delà. Comme celui-ci, l’homme est devenu la proie de l’inconscience. Alors que la tâche majeure de l’homme devrait être, tout au contraire, de prendre conscience de ce qui, provenant de l’inconscient, se presse et s’impose à lui, au lieu d’en rester inconscient ou de s’y identifier. Car dans ces deux cas, il est infidèle à sa vocation, qui est de créer de la conscience. Pour autant que nous soyons à même de le discerner, le seul sens de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans les ténèbres de l’être pur et simple. Il y a même lieu de supposer que, tout comme l’inconscient agit sur nous, l’accroissement de notre conscience a, de même, une action en retour sur l’inconscient.

Pensées tardives

En vertu de ses facultés de réflexion, l’homme s’est élevé hors du monde animal et, par son esprit, il démontre que, précisément dans le fait du développement de la conscience, la nature a investi un grand prix en lui. Grâce à ce développement, il s’empare de la nature, reconnaît l’existence du monde, et, par cela même, le confirme en quelque sorte au Créateur. De ce fait, le monde devient un phénomène, ce qu’il ne serait pas sans réflexion consciente. Si le créateur était conscient de Lui-même, il n’aurait nul besoin de créatures conscients ; il n’est également pas probable que les voies de la création, indirectes au suprême degré, qui ont gaspillé des millions d’années à la création d’espèces et de créatures innombrables, correspondent à une intention polarisée sur un but. L’histoire de la nature nous conte la métamorphose fortuite, aux hasards des espêces, qui, à travers des centaines de millions d’années, ont dévoré et se sont entre-dévorées. L’histoire biologique et politique de l’humanité aussi nous en apprend plus qu’il n’en faut à ce sujet. Mais l’histoire de l’esprit s’inscrit sur un autre registre. C’est ici que se glisse le miracle de la conscience réfléchie, seconde cosmogonie. L’importance de la conscience est tellement vaste qu’on ne peut s’empêcher de supposer que l’élément sens gisait probablement caché dans toute la mise en scène biologique, monstrueuse et apparemment insensée, sens qui a enfin trouvé, comme par hasard, à se manifester à l’échelon du sang chaud et du cerveau différencié, non pas de façon intentionnelle ni prévue, mais comme pressentie à travers une "impulsion obscure" intuitive et tatonnante.

La société secrète est un échelon intermédiaire sur le chemin de l’individuation : on confie encore à une organisation collective le soin de se laisser différencier par elle ; c’est-à-dire que l’on n’a pas encore discerné qu’à proprement parler c’est la tâche de l’individu, de se tenir sur ses propres pieds et d’être différent de tous les autres. Toutes les identités collectives, qu’elles soient appartenance à des organisations, professions de foi en faveur de tel -isme, etc., gênent et contrecarrent l’accomplissement de cette tâche. Ces identités collectives sont des béquilles pour les paralytiques, des boucliers pour anxieux, des canapés pour paresseux, des pouponnières pour irresponsables, mais tout autant des auberges pour des pauvres et des faibles, un havre protecteur pour ceux qui ont fait naufrage, le sein d’une famille pour des orphelins, un but glorieux et ardemment escompté pour ceux qui ont erré et qui sont déçus, et une terre promise pour les pélerins harassés, et un troupeau et une clôture sûre pour brebis égarées, et une mère qui signifie nourriture et croissance.

C’est pourquoi il serait erroné de considérer ce degré intermédiaire comme un obstacle ; il représente au contraire, et encore pour longtemps, la seule possibilité d’existence de l’individu qui, aujourd’hui plus que jamais, se retrouve menacé d’anonymat. Cette appartenance à une organisation collective est si importante à notre époque qu’avec un certain droit elle paraît à beaucoup être un but définitif, tandis que toute tentative de suggérer à l’homme l’éventualité d’un pas de plus sur la voie de l’autonomie personnelle est considérée comme présomption ou défi prométhéen, comme phantasme ou comme impossibilité.