Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Thomas Edward Lawrence, Les sept piliers de la sagesse

Ed. Payot, traduction Charles Mauron

Ce passage figure dans le chapitre 81 de la version d’Oxford, cf de nombreux extraits [http://www.dg77.net/pages/passages/lawrence7.htm].

L.VI

Chap. 74 – Les Serahin

Les Serahin étaient notre dernière carte : s’ils refusaient de nous accompagner, nous ne pourrions exécuter le projet d’Allenby en temps voulu. Ali rassembla donc autour de notre maigre feu un plus grand nombre des meilleurs hommes de la tribu et renforça la partie courageuse de l’assemblée en amenant Fahad, Mifleh et Adhoub. En leur présence nous attaquâmes cette prudence grossière des Serahins qui nous semblait d’autant plus honteuse que nous venions de faire un plus long séjour au contact purifiant du désert.

Nous leur exposâmes la question, non pas abstraitement mais concrêtement, suivant leur angle particulier. La vie sédentaire, dans les agglomérations, n’était-elle pas uniquement sensuelle, faite pour être vécue et aimée jusqu’à l’extrême ? La Révolte, elle, n’offrait pas de maison de repos ni de joies — dividendes payés comptant. S’accroître toujours, supporter tout ce que les nerfs peuvent supporter, et se servir de chaque avance comme d’une base pour une aventure plus lointaine, une privation plus profonde, une souffrance plus aiguë — tel était l’esprit de la Révolte. Les sens ne pouvaient rien sur le passé ou l’avenir. Une émotion sentie était une émotion conquise, une expérience morte, que nous enterrions en l’exprimant.

Faire partie du désert, ils le savaient bien, c’était s’engager dans un combat fatal et jamais clos contre un ennemi qui n’était pas le monde, ni la vie, ni rien, mais l’espoir lui-même ; ce que l’humanité appelait échec était la liberté accordée par Dieu. Nous ne pouvions exercer cette liberté, notre liberté, qu’en ne faisant pas ce que nous aurions pu faire : alors la vie nous appartiendrait : car nous la maîtriserions en la méprisant. La mort (l’échec à vivre) apparaîtrait comme la meilleure de nos œuvres, la dernière fidélité accessible à l’homme libre, et son loisir final. De ces deux pôles, mort et vie, ou, moins définitivement, loisir ou subsistance, nous devions écarter la subsistance — la chair même de la vie — ou, du moins, l’écarter au maximum, réduire sa part le plus possible et nous accrocher au loisir. Ainsi nous servirions à promouvoir dans l’univers le « non-faire » plutôt que le « faire ». Sans doute il existait des hommes non-créateurs, des hommes au loisir stérile ; mais l’activité de ceux-là n’eût été aussi que matérielle. Pour donner naissance à des réalités immatérielles qui participent de l’esprit plutôt que de la chair, nous devions être jaloux du temps et du labeur sacrifiés pour nos satisfactions physiques, puisque, chez la plupart des hommes, l’âme vieillit bien avant le corps. L’humanité n’avait rien gagné aux travaux forcés de ses esclaves.

On ne pouvait retirer aucune gloire d’un succès assuré, mais on pouvait en arracher beaucoup à une défaite assurée. L’Omnipotence et l’Infini étaient nos deux ennemis les plus dignes, les seuls, en fait, qu’un homme véritable se dût de combattre, parce qu’ils sont des monstres nés de notre propre esprit ; et nos plus redoutables ennemis sont toujours dans notre maison. Dans la lutte contre l’Omnipotence la gloire était de rejeter orgueilleusement toutes nos pauvres armes et de l’affronter les mains vides ; pour être battus non seulement par plus d’esprit, mais par l’avantage de meilleurs outils. Pour le clairvoyant, l’échec était le seul but. Nous devions croire, toujours et en dépit de tout, qu’il n’y avait pas de victoire hormis de descendre dans la mort en combattant et en réclamant la défaite, priant — dans un excès de désespoir — l’Omnipotence de frapper plus fort encore, afin que par ces mêmes coups, Elle trempe, en nos êtres torturés, l’arme de sa propre ruine.

Ce fut un discours haché, à demi incohérent, forgé désespérément, phrase à phrase, dans la nécessité extrême où nous nous trouvions, sur l’enclume de leurs esprits, à la lueur d’un feu mourant ; c’est à peine si je pus ensuite en retrouver le sens ; pour une fois ma mémoire oublia son métier de peintre et n’enregistra rien que le sentiment d’une humilité croissante chez les Serahin, la paix nocturne où s’évanouit leur amour du monde, et, soudain, comme un éclair, leur décision de nous accompagner, quel que fut le risque.