D. H. Lawrence, Le Serpent à plumes
Ed. du Rocher, trad. Gérard Hocmard
I. Début d’une course de taureaux
Le taxi vint se ranger dans une petite rue sous l’énorme échafaudage métallique du stadium. Au bord du trottoir, des individus d’aspect pouilleux vendaient du pulque et des bonbons, des gâteaux, des fruits et des préparations luisantes de graisse. Des voitures arrivaient comme des folles et repartaient en brinquebalant. Des petits soldats, vêtus d’uniformes de coton délavés, qui viraient au rose, attendaient devant une entrée. Dessus tout cela planait la vilaine carcasse métallique de l’immense stadium.
Kate eut l’impression d’entrer en prison. Mais Owen, tout excité, se précipita vers l’entrée correspondant à son billet. Au fond de lui-même, lui non plus n’avait pas envie d’y aller. Mais il était américain pure laine et s’il y avait quelque chose à voir, il fallait qu’il y aille. Cela s’appelait « Vivre » avec un V majuscule.
À l’entrée, l’homme qui contrôlait les billets barra soudain le passage à Owen, lui posa les deux mains sur la poitrine et se mit à lui palper le torse. Owen sursauta, regimba, resta un instant sidéré. Le type s’écarta. Kate était pétrifiée.
Owen se reprit et jugea bon d’arborer un sourire tandis que l’homme leur faisait signe de passer. « Il vérifiait que je n’aie pas d’armes à feu », dit-il, l’air excité, en roulant des yeux à l’intention de Kate.
Mais elle n’était pas revenue du choc d’horreur qu’elle avait éprouvé à l’idée que le type pourrait la tripoter elle aussi.
Ils débouchèrent d’un tunnel pour se retrouver au creux de Pamphithéâtre de béton et de ferraille. Un véritable voyou vint vérifier sur leurs contremarques quels sièges ils avaient. Il les leur indiqua d’un signe de tête et s’éclipsa. Kate eut alors la conviction d’être prise dans un piège, un énorme piège à mouches en béton.
Ils dégringolèrent les marches en ciment jusqu’à ce qu’ils se retrouvent à trois rangs du bas. C’était leur rangée. Ils n’avaient plus qu’à s’asseoir à même le béton, entre deux des arceaux d’épaisse ferraille qui séparaient les places numérotées. C’était ça, une place réservée « côté soleil ».
Kate s’assit avec précaution entre ses deux barreaux de fer et promena un regard vague sur les alentours.
« Je trouve ça passionnant ! », dit-elle.
Comme la plupart des gens d’aujourd’hui, elle avait le désir du bonheur.
« C’est vrai que c’est passionnant », s’écria Owen, dont le désir de bonheur était presque maladif. « Tu ne trouves pas, Bud ?
– Oui… euh… je trouve, », dit-il sans trop s’engager.
Mais Villiers était jeune ; il avait à peine dépassé les vingt ans tandis qu’Owen en avait plus de quarante. La jeune génération évalue son « bonheur » d’une manière plus commerciale. Villiers était à la recherche de sensations, mais n’était pas prêt à dire qu’il les éprouvait avant de les avoir ressenties pour de bon. Quant à Kate et à Owen – elle aussi avait presque quarante ans – il leur fallait anticiper la sensation, par une sorte de politesse envers le grand metteur en scène qu’est la Providence.
II. Thé à Tlacolula
– Est-ce que cela a été aussi affreux que le début ? demanda Kate.
– Non ! Non ! Pas du tout. La première course a été la pire. Toute cette boucherie avec les chevaux. Bon, ils ont encore tué deux chevaux… mais cinq taureaux ! Une véritable hécatombe ! Dans l’ensemble, cela a été du travail très propre. Ces toreros ont vraiment réussi quelques exploits. Il y en a un qui est resté immobile, debout sur sa cape pendant que le taureau le chargeait. »
Kate l’interrompit:
« Si je savais d’avance que le taureau devait lancer en l’air quelques-uns de ces matadors, je pense que je retournerais voir une corrida. Pouah ! Je les déteste ! Plus j’avance en âge, plus je trouve le genre humain répugnant. Les taureaux sont beaucoup plus sympathiques !
– Absolument, répondit Owen d’un air vague. Tout à fait. Mais il y a quand même eu du beau travail, très adroit, avec vraiment beaucoup de cran.
– Du cran ? Tu veux rire ! Avec toutes leurs lames et leurs piques et leurs capes et leurs banderilles, tout en sachant exactement comme se comporte un taureau ? C’est juste un spectacle de torture d’animaux par des humains, avec tous ces gros vulgaires qui cherchent à épater la galerie en montrant comment ils savent faire souffrir un taureau. De sales gosses qui mutilent des mouches, voilà ce qu’ils sont. Seulement comme ce sont des adultes, ce sont des salauds, pas des sales gosses. Oh que j’aimerais être un taureau, juste cinq minutes ! Des salauds, moi j’appelle ça !
– Hé bé ! fit Owen, avec un petit rire gêné. C’est plutôt…
– Tu appelles ça de la virilité ? s’écria Kate. Alors je remercie le ciel un million de fois d’être une femme et de savoir reconnaître la lâcheté et la bassesse quand je les croise. »
Owen partit à nouveau d’un petit rire gêné.
« Monte te changer, dit Kate. Tu vas attraper la mort.
– Oui, je crois qu’il vaudrait mieux. D’ailleurs, j’ai l’impression que je vais mourir d’une minute à l’autre. Bon, à tout à l’heure au dîner. Je frappe à ta porte dans une demi-heure. »
Kate s’assit et essaya de coudre, mais ses mains tremblaient. Elle ne pouvait chasser l’arène de son esprit et une part d’elle-même lui paraissait endommagée.
Eile se redressa et soupira. Elle était en réalité très en colère après Owen. Il était de nature très sensible et très gentil. Mais il était gagné par ce mal moderne pernicieux : la tolérance. Il se croyait obligé de tout tolérer, même ce qui lui retournait l’estomac. II appelait cela « la Vie » ! Il n’allait pas manquer d’éprouver le sentiment d’avoir rencontré du « vécu » cet après-midi, avide qu’il était des sensations même les plus grossières.
Elle, Kate, en revanche, avait l’impression d’avoir mangé quelque chose qui lui avait déclenché une intoxication alimentaire. Si c’était ça, le vécu…!
Ah les hommes, les hommes ! Ils avaient tous cette corruption de l’âme, cette étrange perversion qui faisait qu’à leurs yeux même les choses sordides, répugnantes, leur semblaient faire partie du vécu. La vie ! Parlons-en ! C’est quoi la vie ? Un pou renversé sur le dos et qui remue les pattes ? Pouah !
VI. Installation au bord d’un lac
Ils passèrent l’île, avec les ruines d’une forteresse qui avait servi de prison. Sèche et minérale, elle laissait entrevoir de grands murs décrépits, avec la carcasse d’une église parmi ses pierres tranchantes et ses vastes herbages gris. Les Indiens y avaient longtemps résisté aux Espagnols. Puis ceux-ci avaient utilisé l’île en se servant de ses fortifications contre les Indiens, avant d’en faire ultérieurement un établissement pénitentiaire. À présent, l’endroit était une ruine sinistre, infestée de scorpions et sans autre trace de vie. Seuls un ou deux pêcheurs étaient installés dans la petite anse face au rivage du lac, avec un troupeau de chèvres, minuscules signes de vie éparpillés au milieu des rochers. Plus un malheureux individu, placé là par le gouvernement pour enregistrer les données météorologiques.
Non, Kate ne voulait pas aborder dans cet endroit. Il semblait trop lugubre. Elle sortit du panier de quoi déjeuner, prit une légère collation et se remit à sommeiller.
Ce pays l’effrayait. Mais c’était plus son âme que son corps que gagnait la crainte. Prise entre la finalité et la fatalité, elle s’était rendu compte pour la première fois de l’illusion dans laquelle elle vivait. Elle avait pensé que chacun avait une individualité, une âme complète, un moi accompli. Or elle s’apercevait maintenant, aussi clairement que si elle entrait dans une nouvelle vie, que ce n’était pas le cas. Les hommes et les femmes avaient des personnalités incomplètes, constituées de pièces et de morceaux rassemblés sans ordre et comme au hasard. L’homme n’était pas créé prêt à fonctionner. Ceux d’aujourd’hui n’étaient qu’à demi achevés, les femmes également. C’étaient des créatures qui existaient et fonctionnaient avec une certaine régularité, mais s’égaraient souvent dans un fouillis d’inconséquence désespérant.
À moitié finis, comme des insectes qui peuvent courir vite, s’agiter et soudain développer des ailes, mais qui n’en restent pas moins des proies. Un monde plein d’êtres à demi finis, qui avancent sur deux jambes, se nourrissent et souillent le seul mystère qui leur reste, le sexe. Qui dévident les phrases au kilomètre, s’enfouissent dans le cocon des mots et des idées qu’ils tissent autour d’eux pour finir par périr au sein de ces cocons, inertes et dépassés.
Des créatures à demi achevées, rarement plus qu’à demi sensées et à demi responsables, agissant en terribles essaims, comme les criquets.
C’était affreux, rien que d’y penser ! Et avec une volonté collective semblable à celle des insectes d’éluder la responsabilité d’acquérir une personnalité ou une identité plus parfaites. La haine étrange et rageuse de se voir poussé à acquérir une individualité plus épurée. Le fanatisme morbide des non-intégrés.
XVI. Cipriano et Kate
Ce qu’il y a, voyez-vous, c’est que je n’ai rien à faire. Les domestiques ne veulent rien me laisser faire. Si je balaye ma chambre, ils viennent me regarder et me demandent Qué, Niña ? Qué, Niña ? Comme si je faisais les pieds au mur pour les distraire ! Je couds, bien que la couture ne m’intéresse pas. Quelle vie !
– Mais vous lisez aussi ? dit Cipriano, jetant un coup d’œil aux magazines et aux livres.
– Ah, on trouve tant de choses insipides, mortes, dans les livres et les journaux », répondit-elle.
Après un silence, il reprit :
« Mais qu’aimeriez-vous faire ? Vous dites que la couture ne vous intéresse pas. Savez-vous que les femmes Navajo, lorsqu’elles tissent une couverture, laissent une maille défaite à la fin pour que leur âme puisse sortir, afin qu’elle n’y reste pas captive ? J’ai toujours pensé que l’Angietetre avait emprisonné son âme dans ses tissus, dans toutes ses productions industrielles. Elle n’a jamais laissé de trou pour qu’elle s’échappe, et donc maintenant son âme est dans tous ses produits, mais nulle part ailleurs.
– Mais le Mexique n’a pas d’âme, dit Kate. Il a avalé la pierre du désespoir, comme dit l’hymne.
– Croyez-vous ? Moi pas. L’âme est aussi une chose qui se crée, comme un motif dans une couverture. Il prend forme au fur et à mesure que les laines déroulent leurs fils de différentes couleurs et cela donne quelque chose de joli. Mais une fois que c’est fini, cela perd tout intérêt. Le Mexique n’a pas encore commencé à tisser le motif de son âme. Ou bien alors, cela débute à peine avec Ramón. Ne croyez-vous pas en lui ? »
Kate hésita avant de répondre
« En Ramón ? Mais si ! Quant à savoir si cela vaut la peine d’essayer ici au Mexique comme il le fait… dit-elle d’une voix lente.
– Mais c’est au Mexique qu’il vit. Ii essaye ici. Pourquoi n’en feriez-vous pas autant ?
– Moi ?
– Oui, vous ! Ramón ne croit pas aux dieux sans femme. Pourquoi ne seriez-vous pas la femme dans le panthéon de Quetzalcóatl ? La déesse, si vous préférez !
– Moi, déesse du panthéon mexicain ? s’exclama Kate, dans un éclat de rire.
– Pourquoi pas ? fit-il.
– Mais je ne suis pas mexicaine !
– Vous pourriez facilement être une déesse, dit-il, dans le même panthéon que Ramón et moi. »
Une étrange et insondable flamme de désir semblait brûler dans les yeux de Cipriano, tandis qu’il l’observait. Kate ne put s’empêcher de penser qu’il s’agissait d’une sorte d’ambition intense et aveugle, dont elle était en partie l’objet. Un objet de passion, toutefois, qui attisait chez l’Indien un feu brûlant au plus profond de son être.
XXI. L’ouverture de l’église
Doña Carlota était retombée dans un état d’inconscience ; même son ombre refusait d’entendre. Cipriano se drapa dans son serape au flamboiement sinistre et, de son visage, seuls ses yeux noirs étincelants étaient visibles lorsqu’il quitta la pièce en coup de vent.
Kate était assise près de la fenêtre et trouvait cela quelque peu risible. La femme primitive en elle riait en elle-même, car elle savait depuis toujours à quoi s’en tenir sur les deux larrons crucifiés en même temps que Jésus : le larron mâle dans toute sa splendeur, le rôdeur brutal et sûr de lui, et le larron de nature féminine, beaucoup plus subtil, froid, narquois et charitable, serinant sa complainte de l’amour de Dieu et du Dieu de pitié.
Mais Kate était par ailleurs une femme moderne, et pleinement femme. C’est pourquoi elle resta au chevet de Carlota. Quand le médecin arriva, elle accepta ses hommages obséquieux comme un droit naturel. Et quand ce fut le tour du prêtre, elle considéra de même que c’était son droit en tant que femme de se faire traiter avec une déférence appuyée. Ces deux porteurs de réconfort, à quoi servaient-ils sinon à lui témoigner le profond respect qui lui était dû ? Quant à elle, on ne pouvait la traiter de voleuse, encore moins de voleuse de virilité, quand ces hommes venaient l’écraser du poids de leur obséquiosité, la suppliant d’accepter leurs hommages et de les soulager de leur responsabilité d’hommes. Non, si les femmes sont des voleuses, c’est seulement parce que les hommes n’attendent que de se faire détrousser. Si elles leur dérobent leur virilité, c’est parce qu’ils ne demandent que cela, étant donné qu’il semble qu’être responsables de leur nature masculine soit la dernière chose qu’ils souhaitent.
XXVI. Kate en femme mariée
Kate s’unit donc légitimement à Cipriano et alla vivre avec lui pour un mois à la Villa Aragon. Passé ce délai, elle partirait seule pour l’Irlande. Il y consentit.
C’était étrange d’être l’épouse de Cipriano. Cela lui donnait une impression de flou et de quiétude, comme si elle sombrait dans des abîmes, loin de la surface de la terre et qu’elle gisait parmi des formes de vie inférieures.
Curieuse passivité, lourde et positive ! Pour la première fois de sa vie, elle se sentait complètement détendue. La conversation, la pensée, lui paraissaient des activités insignifiantes, superficielles, comme les rides à la surface du lac pour les créatures qui vivent loin de la surface dans les profondeurs que rien n’agite.
Au fond de son âme, elle était tranquille et fière. Si seulement son corps n’avait pas eu à souffrir de l’insupportable nausée du changement ! Elle avait trouvé son repos final au sein d’un cosmos vaste et ouvert. L’univers avait repoussé ses limites pour elle et elle s’était laissé glisser jusqu’au lit profond où l’attendait ia détente dans toute sa pureté. Elle était presque devenue l’égale de Teresa en sûreté de soi.
Pourtant le processus de transformation de son sang lui était très pénible.
Cipriano était heureux à sa curieuse façon d’Indien. Ses yeux gardaient cet éclat noir, cette dilatation des pupilles de l’enfant qui découvre une merveille insoupçonnée de l’existence. Il ne regardait pas Kate de manière très précise, ne lui prêtait même pas grande attention. Il ne prenait pas plaisir à parler avec elle, surtout de choses sérieuses. Quand elle voulait aborder un sujet un peu grave, il lui lançait un regard noir, méfiant, et s’en allait.
Il avait conscience de choses dont elle-même ne se rendait pas bien compte. Principalement du fait que la conversation peut être une source d’irritation. Et du coup, il l’évitait. Aussi curieux que cela puisse paraître, il l’amena à s’apercevoir du goût qu’elle avait pour les sensations fortes, abrasives. Elle réalisait à quel point ses anciennes amours avaient été des questions de frottement, chargées d’un désir d’inflammation et agitées de voluptés nées de frictions.
En refusant d’entrer dans ce jeu avec elle, Cipriano lui rendait bizarrement tout cela extérieur. Son étrange volonté féminine, ses désirs frémissants, s’apaisaient en elle et s’évanouissaient, lui donnant douceur et énergie, comme les sources d’eau chaude qui jaillissent en silence mais se révèlent si efficaces, grâce à un principe actif discret mais puissant.
Kate se rendait compte, presque avec stupeur, de la mort en elle de l’Aphrodite née de l’écume, de la déesse bouillonnante, querelleuse, extatique. D’instinct, Cipriano fuyait cet aspect d’elle-même. Quand, dans leurs étreintes, Kate se laissait de nouveau aller à cette extase électrique et frémissante, toute féminine, agitée de spasmes de délire, Cipriano s’écartait d’elle. Elle appelait cela sa « satisfaction ». Elle avait aimé Joachim justement parce qu’il pouvait lui procurer encore et toujours cette jouissance orgiaque, avec des spasmes dont l’intensité la faisaient crier.
Maïs Cipriano s’y refusait. Un instinct obscur et puissant le faisait s’écarter dès que ce désir naissait en elle, celui de l’extase que procure aux Blancs la satisfaction du frottement, les affres d’Aphrodite née de l’écume. Kate s’apercevait que cela lui répugnait. Mystérieux et implacable, il se contentait de s’éloigner d’elle.
Elle, allongée, se rendait compte de l’insignifiance de toute cette effervescence sensuelle, de son caractère extérieur. Elle lui venait du dehors et non du fond de son être. Une fois passé le premier moment de déception que cette « satisfaction » lui soit refusée, Kate comprit qu’elle ne la désirait pas vraiment, et que cela l’écœurait même.
Lui, drapé dans son obscur et ardent silence, la ramenait à la sensation nouvelle et douce de se laisser aller, lourde et généreuse comme une fontaine qui jaillit, impétueuse mais sans bruit, des profondeurs volcaniques. Alors elle s’ouvrait à lui, chaude et tendre, diffusant une sourde énergie. Il n’était plus question de « satisfaction » consciente. Ce qui se passait était ténébreux et ineffable. Si différent du frottement de l’Aphrodite de l’écume, qui suscite des vagues d’extase lumineuse jusqu’au spasme final qui libère le cri involontaire, le cri de mort, l’ultime cri d’amour. Kate avait connu cela, et jusqu’au bout, avec Joachim. Maintenant, cela aussi lui était refusé. Ce que Cipriano lui faisait éprouver la dépassait, c’était si profond, si ardent. une sorte de rivière souterraine. Elle était obligée de s’y laisser aller. Elle ne pouvait pas amener cette sensation jusqu’au stade du spasme final de l’extase des Blancs, qui était purement cérébrale.
Tel Cipriano était dans l’acte sexuel, tel il était dans la vie. Kate ne parvenait pas à le connaître. Quand elle essayait, quelque chose se rompait en elle et elle devait renoncer. Advienne que pourra. Elle était contrainte de le classer, lui ténébreux, chaud et puissant, au nombre des choses qui sont ce qu’elles sont et qu’on ne peut comprendre. Une présence. Et un étranger. Voici ce qu’il était pour elle.
Elle n’avait pas grand-chose à lui dire. 11 n’y avait pas d’intimité entre eux. Il s’enveloppait de son mystère comme d’une cape et lui laissait le sien. Il était étranger à elle et elle à lui. Il acceptait cela comme un fait, comme si rien d’autre n’était possible. Elle, parfois, trouvait cette situation étrange. Elle avait si ardemment désiré l’intimité, insisté pour la connaître.
Maintenant elie se voyait finalement en train d’accepter à jamais Cipriano comme l’inconnu en présence de qui elle vivait. Elle se trouvait entourée de sa présence impersonnelle. Elle vivait à la lumière de son aura et lui, elle le savait, vivait dans la sienne à elle, sans qu’un mot soit prononcé, sans qu’il y ait la moindre intimité personnelle ou spirituelle entre eux. Une communion du sang dépourvue de tout aspect cérébral.
C’est pourquoi ses absences n’avaient pas beaucoup d’importance. Il laissait derrière lui sa présence à lui et emportait sa présence à elle. Et finalement, il n’y avait pas besoin d’émotions.
Un matin, il dut partir tôt pour Mexico. L’aube pointa parfaite et claire. Le soleil n’apparaissait pas encore sur le lac, mais il frappait les montagnes au-delà de Tuliapan et elles se dressaient magnifiques et distinctes, comme si un projecteur était braqué sur elles par magie. Kate avait l’impression qu’elle aurait pu toucher du doigt les sillons verts sur leurs flancs. Deux mouettes blanches en vol passèrent soudain dans la lumière resplendissante, Mais le lac beige et silencieux, aux eaux très hautes, restait pâle dans la pénombre.