Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Halldor Laxness, ÚA ou Chrétiens du glacier

Trad. Régis Boyer

5. Le dit de Thora-Ramponeau et du bélier ensorcelé

Dans l’espoir de tirer, avec de la patience, quelque renseignement de la demoiselle, j’acceptai, contre mon habitude, une troisième tasse. Cela fit effet. Le fait que le visiteur sirotât son café eut un effet libérateur sur cette femme nouée. Ses réactions se firent plus humaines et elle se soumit à cette humiliation de l’âme, avec capitulation devant Dieu et devant les hommes, qu’implique la récitation d’une histoire. Elle revint à cette chose unique qui lui était arrivée dans la vie ; cette unique fois où elle avait vu quelque chose. C’était il y a presque cinquante ans, mais, dit-elle, je m’en souviens comme si ça avait eu lieu hier. Puis-je couper un morceau de tarte pour l’évêque ?

[…]

Mlle Thora-Ramponeau : J’étais une gamine déguenillée, comme les autres. On m’envoya faire une course à Bervik. Au lieu de prendre le chemin du rivage, en bas, je pris les sentiers à moutons du haut, qui traversent les hauteurs autour du glacier. Il y a là beaucoup de beaux vallons pleins de mousse et de bruyère. Et quand j’arrive à une lisière, je vois soudain un bélier brun clair aux cornes tordues qui se trouve là tout seul, sans aucune bête à proximité, et qui me contemple du fond du vallon. Je n’ai jamais eu aussi peur de toute ma vie, je restai sans voix, pauvre bonne femme sans défense ; parce que je savais qu’il n’y avait, ici, à Jökull, aucun bélier brun clair à cornes torses, pas plus celui-là qu’un autre. Il était entouré d’une lueur dorée. Jamais de la vie je n’ai vu pareille toison à bête vivante. J’eus l’impression que j’allais me pétrifier. Pendant longtemps, je ne pus détourner les yeux de cette bête dont je savais qu’il n’en existait ni dans les contrées de l’intérieur, ni dans celles de la côte, ni dans toute l’Islande. De son côté, il reste tranquille et me regarde. J’ai l’impression d’être encore là, au jour d’aujourd’hui, et qu’il me regarde. Que devais-je faire ? Enfin, j’eus tout de même le bon sens de disparaître en courant. Je fis un grand détour et courus de toute la vitesse de mes jambes en suivant tout le temps les replis de terrain jusqu’à la mer, et parvins sur la grand-route. Dieu soit loué.

Reprève : Un bélier ensorcelé ?

En réponse, la femme respira sur un ton de fausset, le cœur sûrement battant encore au jour d’aujourd’hui : Je ne sais pas.

Reprève : A-t-on jamais tiré cela au clair ?

Mlle Thora-Ramponeau : Non, bien entendu, personne n’a jamais tiré cela au clair. Tout le monde savait aussi bien que moi qu’il n’y avait pas de bélier brun clair aux cornes torses dans les parages. Des gamins de la ferme voisine allèrent voir, mais naturellement ils ne virent rien. Et moi, depuis, je n’ai jamais vu rien qui vaille. Et il ne m’est jamais rien arrivé.

6. Matin à Jökull

Une serviette en lambeaux pendait à un clou au milieu du mur ; cela évoquait un tableau, quoique très difficile à interpréter, de Duchamp. Et voilà que surgissaient de difficiles énigmes. Pourquoi cette chose insignifiante, élimée et effrangée s’était-elle vu attribuer un privilège si évident que l’on pouvait dire qu’elle régnait seule dans la chambre ? Fallait-il comprendre cette serviette criarde comme une indication, un signe à moi adressé ? N’oublions pas de mentionner que la pièce avait été soigneusement récurée, la veille, dans tous les coins, sans aucun doute frottée avec une forte solution de soude qui dégageait une odeur de fermentation toute proche de l’urine. Cette odeur se mêlait maintenant à une autre puanteur émanant du bois pourri et de la terre moisie du mur de tourbe du fond. S’y ajoutait une senteur de mouche bleue, étrangement forte, mais, en un sens, pas aussi répugnante que celle de maints vertébrés. J’ai omis de dire qu’il m’avait été impossible d’ouvrir la fenêtre cette nuit-là avant d’aller me coucher. Comment ces grasses et plantureuses mouches bleues étaient-elles parvenues à entrer ? Cela reste un secret. Une chose est sûre : elles n’étaient pas parvenues à sortir ; peut-être n’était-ce pas prévu non plus. Peut-on penser que l’on ait introduit ces mouches ici après le récurage, et alors à quelle fin ? Tenaient-elles lieu de tableaux artistiques dans cette maison ; ou de décoration ? Remplaçaient-elles les poissons rouges ou les canaris ? L’un et l’autre, peut-être. L’art figuratif est une illusion du regard, les mouches, en revanche, sont un ornement vivant et, de plus, plus vivant que les fleurs ; car les fleurs sont inertes et se taisent. Même les poissons rouges sont silencieux, mais la mouche bleue est le canari du pauvre, elle est dotée d’une voix qui éveille des souvenirs chez le visiteur. La mouche bleue rappelait au soussigné le soleil de son enfance.

9. Les femmes apportent du savon

Une jeep pénétra dans la cour, à grand bruit, tout près de la fenètre : silencieux crevé, ou pas de pot d’échappement. Les femmes en descendirent, portant le savon. La plus vieille avait cette expression de fatigue extrême et indulgente qui, depuis longtemps, est le seul bénéfice que les ruraux d’un certain âge retirent de la lutte pour la vie ; l’autre était bien portante, en robe d’indienne à fleur, plus jeune de vingt-cinq-trente ans. Par la fenêtre, le président du conseil paroissial me présententa les femmes.

Tumi Jonsen : Voici ma femme bénie, s’il m’est permis de parler si mal d’un être humain. L’autre est Josefina, notre belle-fille. Elle vient du fjord, dans le Sud, et nous apporte le printemps en même temps que la brosse à récurer. C’est elle qui nettoie tout, pour tout le monde.

Les femmes entrèrent du côté de la cuisine et les présentations se poursuivirent.

Tumi Jonsen : L’hôte que vous voyez ici, mes filles, n’est certes pas l’évêque d’Islande, mais quelque chose comme cela. Être quelque chose comme cela, c’est, à mon sens, à peu près comme être plus que l’évêque. Un pareil homme est à la fois ce qu’est l’évêque et, en plus, ce qu’il est lui-même : un gentil jeune homme.

La maîtresse de maison tendit au visiteur sa main gourde, un peu moite, sans changer d’expression ; après tant d’années, il y avait certainement longtemps qu’elle avait cessé de se soucier de ce que racontait son mari. La belle-fille à fleurs avait, pour sa part, une main charnue au pouce dur du bout, et elle se présenta à la mode du sud tout en saluant : Dame Fina Jonsen de Hafnarfjördu, veuve ? Le café sera prêt dans un instant. Et avec des gâteaux, sûrement.

Tumi Jonsen : Oui, on écrit beaucoup de choses dans les journaux sur le gaspillage actuel. Ces gâteaux, c’est un luxe que nous nous sommes accordés ici, depuis que le bien-être est arrivé dans ce pays. Peut-être que ceux qui écrivent dans les journaux n’ont pas de ces gâteaux.

Le soussigné refusa la café et les gâteaux, en dépit du fait que ces derniers mentionnés eussent l’air d’être le symbole du bien-être des Islandais actuels. Or, à la campagne, ce n’est pas la coutume de faire confiance aux gens qui refusent du café et des douceurs ; et Dame Fina Jonsen alla faire bouillir la cafetière. Elle ne ferma pas la porte et continua de bavarder tout en s’affairant.

17. Philosophie à Jökull

Nous voici donc, de façon inattendue, certes, échoués dans la philosophie, si bien que je propose d’abandonner tous les petits détails. Alors que nous prenions le café, je fis remarquer : Vous avez dit que vous rendiez hommage aux lys des champs. Et au glacier ? Sont-ce là aussi des signes ? ou la clef de la théorie allemande de la connaissance ? peut-être une révélation aussi ?

Séra Jón : Il est ennuyeux que nous ne conversions pas par sifflements, comme les oiseaux. Les mots sont fallacieux. Je m’efforce toujours d’oublier les mots. C’est pourquoi je contemple les lys des champs, et surtout le glacier. Si l’on contemple le glacier suffisamment longtemps, les mots cessent d’avoir la moindre signification.

Reprève : Est-ce que, par hasard, la lumière éblouissante ne provoquerait pas une paralysie du système parasympathique ?

Séra Jón : Un jour, j’ai eu un chien qui vagabonda si longtemps qu’il en avait oublié comment il s’appelait. Il n’obéissait pas quand je l’appelais. Quand je donnais de la voix, il venait à moi, assurément, mais il ne me reconnaissait pas. Je suis un peu comme ce chien.

Reprève : Pardonnez-moi si je ne suis pas de la même opinion que vous sur cette comparaison que vous faites avec vous-même, Séra Jón. En revanche, vous me rappelez ces heureux personnages de l’art religieux… ceux qui sourient alors qu’on les brise en menus morceaux. Sinon, rien n’est plus éloigné de moi que l’intention de contester ce que vous dites.

Séra Jón : Il me semble parfois que tant que la création du monde n’est pas terminée, il est trop tôt pour employer des paroles.

Reprève : La création du monde n’est-elle donc pas terminée ?

Séra Jón : Je pensais qu’elle était en cours. Avez-vous entendu dire qu’elle était achevée ?

Reprève : Que la création soit achevée ou qu’elle soit en cours, ne faut-il pas tout de même, puisque nous sommes ici, que nous échangions ces sifflements pour les sons bizarres que l’on appelle langage humain ? Ou bien devons-nous nous taire ?

Séra Jón : Vous n’allez pas penser que je demande au représentant de l’évêque de se taire. Je tiens seulement que des mots et la création du monde sont deux choses différentes ; deux phénomènes incompatibles. Je ne vois pas comment l’œuvre de création se transforme en paroles ; encore moins en lettres… à peine même en récit mensonger. L’histoire est toujours tout autre chose que ce qui s’est réellement produit. Les faits t’ont échappé avant que tu te mettes à écrire l’histoire. L’histoire n’est qu’un fait en soi. Et plus tu essaies d’introduire des faits dans l’histoire, plus tu t’enfonces profondément dans la poésie. Plus tu te montres prudent pour essayer d’expliquer un fait, plus absurde est la fable que tu pêches dans le gouffre béant. De même pour l’histoire du monde. La différence entre un romancier et un historien, c’est que le premier ment consciemment, pour son plaisir : l’historien ment en toute innocence et s’imagine qu’il est en train de dire la vérité.

Reprève : Je note donc que toute l’histoire, y compris l’histoire du monde, est une fable.

Séra Jón : Tout ce qui tombe sous la loi de la fable est une fable.

27. Pissenlit et Bourdon

Le Dr Godman Syngmann se tenait dans la lumière de la fenêtre, regardant les moutons, ses larges épaules rendaient la pièce presque obscure, avec cette vaste vareuse : On dit que le premier homme qui ait comparé une femme à une fleur devait être un génie. Celui qui l’a répété ensuite était sans doute un âne. Comment faut-il appeler celui qui reprend cela pour la troisième fois ?

Un voyou, répondit Séra Jón Primus, et je prendrai sur moi d’être tout cela ensemble. Mais j’espère que cela n’altère en rien les propos du psalmiste. L’idée ne t’est-elle jamais venue d’avoir une pensée amicale pour Dieu parce qu’il a créé les lys des champs ?

[…]

Le Dr Godman Syngmann se retourna et regarda, étonné, son vieil ami le pasteur avec ses yeux humides, ses paupières rouges et fatiguées, à la fois accusateurs et implorants, affligés et pieux, humbles et cruels, comme les yeux des bouledogues qui ont un aspect terrible mais qui sont pourtant les plus inoffensifs des chiens.

Séra Jón Primus : Il était une fois un pissenlit et un bourdon.

Dr Syngmann : si tu as l’intention de te mettre à me raconter l’histoire du pissenlit et du bourdon, John, je te frappe. La poésie lyrique est le charabia le plus répugnant qui soit sur terre, la théologie non exceptée. Je veux aller dormir.

28. Le glacier

On dit souvent de personnes extra-lucides que leur âme quitte leur corps. Cela n’arrive pas aux glaciers. Seulement, quand on regarde ensuite, le corps a quitté le glacier, il ne reste plus que l’âme vêtue d’aire. Comme le soussigné le signalait plus haut dans ce rapport, le glacier se transfigure à certaines heures de la journée, sous une lumière particulière, il se trouve dans une lueur dorée d’une grande et radieuse puissance, et tout devient futile en dehors de lui. Alors, c’est comme si cette montagne ne participait plus de la géologie, qu’elle fût devenue ionienne. Est-ce que, par hasard, le bélier ensorcelé qu’a vu Thora-Ramponeau ne serait pas le glacier ? Étrange montagne. La nuit, quand le soleil a sombré derrière les monts, le glacier devient une silhouette immobile qui se repose en elle-même et insuffle aux hommes et aux animaux le mot jamais, qui peut-être signifie toujours. Viens, souffle de la mort.

39. Où l’on parle de G. Syngmannsdottir

Reprève : Qui était Blondin ?

La femme : Là, vous voyez, mon petit ! Sait tout et ne connaît même pas Blondin ! Oh ! On tendit une ligne au dessus des cascades du Niagara et on fit danser ce pauvre diable sur cette ligne. On fait de même à présent pour les infortunés que l’on met dans une boîte et que l’on fait tourner en rond autour de la terre… ou autour de la lune, peut-être. Les êtres humains trouvent constamment de nouvelles manières de se maltraiter les uns les autres. C’est la vie.

Reprève : Et alors, que se passa-t-il avec cette laide chanson nouvelle que vous avez mentionnée ?

La femme : Autant dire que c’était la seule chose qu’une quantité de filles aux joues rouges et aux yeux bleus, venues du Nord, apprenaient leur premier hiver à Paris en ce temps-là. Maintenant, il y a longtemps que tout le monde a oublié cela aussi, en dehors de quelques affligeantes créatures comme le pauvre diable de Saint Genet dont on veut faire maintenant le plus grand saint et le poète national des Français. D’un autre côté, Mundi ne fut jamais plus le même homme après m’avoir enlevée à son meilleur ami en Islande. Pour compenser cela, il fit, en temps voulu, de sa fille sa seule héritière par testament immuable qui se trouve chez le vieux Mowitz de Londres et ses frères. De la sorte, je possède ces bricoles de Mundi, où qu’elles se trouvent sur terre. Si votre évêque a besoin d’argent de poche, mon brave, faites-moi signe.

44. Parti

Il est hors de doute que, dans un rapport, on n’a pas à expliquer, mais à rendre compte. On a essayé de voir les choses ou, du moins, de ne pas les voir avec des yeux dont certains tiennent que nous les avons hérités des monstres de la géologie, au lieu de contempler de l’œil qui gît au plus profond de l’espace universel.

C’est une obligation insoluble que de voir et d’avoir vu. Ce rapport ne s’est pas seulement insinué dans mon propre sang, mais l’essence même de ma vie n’a plus fait qu’un avec lui. Sans pouvoir m’en défendre, je n’ai pas seulement été témoin oculaire, j’ai aussi été l’incitateur de choses inconnues. Qui roulera la pierre de notre tombeau ? a-t-on demandé un jour. Qui nous délivrera d’un rapport ?

Après un festin de toute la journée, avec les friandises que l’on peut tirer de la malle arrière d’une Impérial, la femme ferma les rideaux, verrouilla les portes à clef et il n’y eut plus de maison. Le soussigné monta dans la grosse voiture de cette femme. Nous partîmes, le soleil du soir sur la nuque… pour la maison.

Parti… pour la maison.

Or, c’était une journée splendide vers le soir, quand le bonheur de la vie s’ouvre à un mortel. Par un tel jour, les anciens avaient coutume de dire : Nul n’est heureux avant le jour de sa mort. Le glacier, le couvercle de la terrine du monde, se voûtait au-dessus des secrets de la terre. Il me suivait du regard, moi et la femme, parfaitement immobile, dans la certitude que, si on le dérangeait le moins du monde, il formerait une faille par laquelle les souris se faufileraient.