Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Georg Büchner, Lenz

Ed. Le Seuil / traduction Jean-Pierre Lefebvre)

[…]

Ça s’était calmé, vers le soir ; les nuages s’étaient figés, immobiles ; dans le ciel, aussi loin qu’on voyait, ce n’étaient que sommets d’où partaient de vastes pentes, et tout était si tranquille, gris, crépusculaire ; il se sentit effroyablement solitaire, il était seul, tout seul, il voulait se parler à lui-même, mais il n’en était pas capable, il osait à peine respirer, la flexion de son pied déclenchait sous lui comme un grondement de tonnerre ; il dut s’asseoir ; une angoisse indicible le prit dans ce néant, il était dans le vide, il se redressa d’un jet et dévala dans la pente, d’un trait. L’obscurité était tombée. Le ciel et la terre ne faisaient plus qu’un. Il avait l’impression que quelque chose le suivait, et qu’inexorablement quelque chose d’effroyable était sur le point de l’attraper, quelque chose d’insupportable pour un être humain, comme s’il avait eu aux trousses la folie chevauchant ses cavales.

[…]

c’était en ce temps-là le début de la période idéaliste ; Kaufmann était un partisan de ce courant, Lenz portait violemment la contradiction. Il lui dit que les écrivains dont on disait qu’ils rendaient la réalité n’avaient pas non plus la moindre idée de ce qu’était cette réalité, mais que, malgré cela, ils étaient de loin plus supportables que ceux qui voulaient la transfigurer.

[…]

l’enfant lui semblait si abandonnée, et lui si seul et solitaire ; il s’effondra sur le corps ; la mort l’effrayait ; il fut pris d’une violente douleur ; ces traits, ce visage paisible allaient se décomposer ; il tomba à genou, pria avec toutes les lamentations du désespoir, qu’il était faible et malheureux, suppliant Dieu de se signaler à lui par un miracle et de bien vouloir ranimer l’enfant ; puis ils’affaissa complètement en lui-même, creusant toute sa volonté en un point unique, et demeura ainsi longuement, figé. Puis il se leva, saisit les mains de l’enfant et dit d’une voix haute et ferme : « Lève-toi et marche ! » Mais les murs lui renvoyèrent sobrement l’écho de ce mots, comme s’ils se moquaient, et le cadavre resta froid. Il se jeta alors sur le sol, dans un état de demi-folie, puis repartit, comme chassé par quelque-chose et s’en alla dans la montagne. Les nuages défilaient, rapides, devant la lune ; tantôt l’obscurité recouvrait tout, tantôt ils donnaient à voir, brouillard évanescent, le paysage dans le clair de lune. Il courait vers les hauteurs, redévalait la pente. C’était l’Enfer qui entonnait dans sa poitrine un hymne triomphal, et des sortes de chants titanesques retentissaient dans le vent ; il se sentait la force de brandir vers les cieux un énorme poing serré et d’en arracher Dieu, de la traîner au milieu des nuages ; et de pouvoir broyer le monde entre ses dents et de le recracher ensuite au visage du Créateur ; il jurait, il blasphémait. Il arriva ainsi au sommet de la montagne, et la lumière incertaine s’étendit vers le bas, jusqu’aux masses blanhes des rochers, et le ciel était un imbécile œil bleu, et la lune était dedans cet œil, complètement ridicule, niaise.

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en parlant, il se retourna soudain, s’approcha de nouveau tout près d’Oberlin et lui dit d’une voix rapide : « Voyez-vous, monsieur le Pasteur, si seulement je ne devais plus entendre tout ça, cela m’aiderait bien — Et quoi donc, mon cher ? — Vous n’entendez donc pas, vous n’entendez donc pas la voix épouvantable qui crie partout à l’horizon et qu’on appelle ordinairement le silence ? Depuis que je suis dans cette vallée silencieuse, je n’ai cessé de l’entendre, elle m’empêche de dormir, oui, monsieur le Pasteur, si seulement un jour je pouvais de nouveau dormir. »

[…]

Le lendemain matin, il arriva à Strasbourg par un temps gris et pluvieux ; il avait l’air tout à fait raisonnable, parlait avec les gens ; il fit tout comme faisaient les autres, mais il y avait en lui un vide affreux, il n’éprouvait plus d’angoisse, plus de désir ; l’existence pour lui était un fardeau inévitable. — Ainsi laissa-t-il dès lors aller sa vie.