Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Somerset Maugham, Servitude humaine

Trad. E.-R. Blanchet

XLVII

Comme la plupart des amateurs d’art, Hayward tenait énormément à avoir raison. Dogmatique avec les timides, il devenait très modeste en présence d’un interlocuteur sûr de lui. L’autorité de Philip l’impressionna ; il ne discuta pas : l’outrecuidance des peintres leur fait prononcer des jugements sans appel.

Un jour ou deux plus tard, Philip et Lawson donnèrent leur réception. Par exception, Cronshaw accepta de dîner chez eux, et Miss Chalice offrit de faire la cuisine. Peu friande de la compagnie des femmes, elle sut empêcher ses hôtes d’inviter des jeunes filles. Clutton Flanagan, Potter et deux autres complétaient la réunion. L’estrade du modèle servit de table et les invités eurent pour s’asseoir le choix entre des malles et le parquet. Le festin se composait d’un pot-au-feu, œuvre de Miss Chalice, et d’un gigot du bistrot voisin, bien chaud et savoureux, Miss Chalice avait consacré tous ses soins aux pommes de terre, et l’atelier embaumait les carottes frites — les carottes frites étaient sa spécialité — ensuite de poires flambées au cognac, préparées par Cronshaw. Un énorme fromage de Brie devait terminer le repas. Posé prè de la fenêtre, il ajoutait son parfum indiscret à ceux qui emplissaient déjà l’atelier. Cronshaw présidait, assis à la place d’honneur, sur un sac de voyage, les jambes repliées comme un pacha, avec un sourire rayonnant à l’adresse de ses jeunes amis. Par habitude, malgré la chaleur du petit poêle, il garda son pardessus avec son col relevé et son chapeau melon. D’un air satisfait, il contempla les quatres fiaschi de Chianti rangés devant lui avec une bouteille de whisky. Cela lui rappelait, disait-il, une mince et blonde Circassienne gardée par quatre eunuques ventripotents. Pour ne pas détonner au milieu de ces bohèmes, Hayward avait endossé un complet de tweed et la cravate de Trinity Hall. Il paraissait ridiculement anglais. Ils étaient envers lui d’une politesse affectée et, pendant le potage, il ne parlèrent que du temps et de la situation politique. Le silence se fit tandis qu’on attendait le gigot, et Miss Chalice alluma une cigarette.

— Rampunzel, Rampunzel, laisse tomber tes cheveux, dit-elle soudain.

D’un geste élégant, elle détacha un ruban, et ses tresse se répandirent sur ses épaules. Elle secoua la tête.

— Je me sens toujours plus à l’aise les cheveux dans le dos.

Avec ses grands yeux noisettes, l’ovale allongé de son visage pâle et son front large, on eût dit un tableau de Burne-Jones. La nicotine avait taché le bout de ses beaux doigts effilés. Drapée de mauve et de vert, elle apportait avec elle l’atmosphère romantique de High Street à Kensington. malgré son aspect lascif, c’était la meilleure fille du monde. Son affectation n’était que de surface. On frappa à la porte et tous poussèrent un cri de joie. Miss Chalice alla ouvrir. Elle prit le gigot et l’éleva comme la tête de saint Jean-Baptiste sur son plateau de bois. Puis, la cigarette aux lèvres, elle avança d’un pas h’iératique.

— Salut, fille d’Hérode ! s’écria Cronshaw.

LXVII

— Je suis un raté, murmurait-il. Je ne suis pas armé pour la lutte brutale qu’est la vie. Tout ce que je puis faire est de me tenir à l’écart de cette tourbe assoiffée de jouissance.

À l’entendre, rater sa vie était un résultat plus délicat et plus exquis que de réussir. Il insinuait que son détachement venait de son horreur de la vulgarité. Il discourait à merveille sur Platon.

— Alors vous n’en avez pas fini avec Platon ? dit Philip, impatienté.

— Vous dites? demanda l’autre, en écarquillant les yeux.

Il ne se sentait pas disposé à poursuivre ce sujet. Il avait découvert enfin la dignité du silence.

— Pourquoi relire toujours la même chose ? dit Philip. C’est une forme pénible du désœuvrement.

— Vous croyez-vous, par hasard, assez intelligent pour comprendre, à première vue, l’écrivain le plus profond ?

— Je ne désire pas le comprendre. Je ne suis pas critique. Je m’intéresse à son œuvre pour moi, et non pour lui.

— Alors, pourquoi lisez-vous ?

— Par goût, d’abord, et puis parce que ça me manque autant de ne pas lire que de ne pas fumer, et aussi pour me connaître moi-même. Quand je lis, on dirait que seuls mes yeux suivent les lignes, mais, de temps à autres, je tombe sur un passage, quelquefois une simple phrase, qui m’offre une signification précise et qui devient partie intégrante de moi-même. J’ai tiré alors du livre tout ce qu’il peut me donner et je n’en sortirais pas davantage si je le relisais une douzaine de fois. Nous sommes comme un bouton de fleur ; la plus grande partie de nos lectures glisse sur nous, mais certaines choses, au sens plus profond, ouvrent un pétale. Un à un, les pétales s’épanouissent, et, enfin, la fleur se forme.

Philip n’était pas satisfait de cette comparaison, mais comment mieux traduire un sentiment aussi imprécis ?

— Vous voulez faire ceci, devenir cela, dit Hayward, en haussant les épaules. Comme c’est vulgaire !

[…]

Hayward fit une découverte capitale. Un soir, après avoir longuement préparé le terrain, il emmena Philip et Lawson à une taverne de Beak Street, remarquable non seulement par son cadre historique – de glorieux souvenirs du dix-huitième siècle s’y rattachaient – mais aussi son tabac à priser, le meilleur de Londres, et surtout son punch. Il les conduisit dans une longue salle sombre. Aux murs étaient accrochés de grands tableaux représentant des femmes nues. Ces allégories de l’école d’Haydon avaient pris, grâce à la fumée, au gaz et à l’atmosphère de Londres, la patine des toiles anciennes. Les lambris foncés, l’or terni des corniches, les tables d’ébène donnaient à la pièce un air somptueux et, contre le mur, des sièges de cuir s’offraient moelleux et confortables. En face de la porte, un crâne de bélier contenait le célèbre tabac à priser. Il commandèrent du punch. C’était un punch au rhum chaud. Comment arriver à le décrire ? Le vocabulaire modeste, les rares épithètes de ce récit failliraient à cette tâche  des termes pompeux, des images à l’orientale y suffiraient à peine. Ce punch réchauffait le sang et éclaircissait les idées ; il remplissait de bien-être. Il vous mettait en verve et vous préparait à apprécier l’esprit des autres ; il contenait le vague de la musique et la précision des mathématiques. Seule, une de ses qualités supportait la comparaison, il possédait la chaleur d’un cœur généreux, mais son goût, son parfum, son velours ne se pourraient exprimer avec des mots. Charles Lamb, avec sa touche légère, en eût peut-être tiré des tableaux charmants. Lord Byron, visant l’impossible, aurait pu atteindre au sublime dans une stance de Don Juan, Oscar Wilde, créer une beauté troublante en entassant trésors d’Ispahan et brocarts de Byzance. Vision des orgies d’Héliogabale, subtiles harmonies de Debussy, mêlées aux âcres senteurs des armoires closes où l’on garde des vêtements d’autrefois : fraises, haut-de-chausses, pourpoints d’une génération oubliée, à l’odeur affadie des muguets et au relent du fromage de cheddar.