Novalis1
Trad. Gustave Roud
Les disciples à Saïs
1 – Le disciple
C’est par des chemins divers que vont les hommes. Qui les suit et les compare verra d’étranges figures prendre naissance. Figures qui appartiennent, semble-t-il, à cette grande écriture chiffrée que l’on aperçoit partout : sur les ailes, sur les coquilles des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et les pétrifications, sur les eaux qui gèlent, à l’intérieur et à l’extérieur des roches, des plantes, des animaux, des hommes, dans les étoiles du ciel, sur les plateaux de résine et de verre frottés et mis en contact, dans les courbes de la limaille autour de l’aimant et dans les surprenantes conjectures du hasard. On pressent dans ces figures la clé de cette écriture secrète, sa grammaire, mais ce pressentiment lui-même ne se laisse pas réduire en formes fixes et se refuse, semble-t-il, à devenir une clé plus efficace.
[…]
C’est de notre Maître sans nul doute que parlait la voix, car il sait rassembler les traits épars en tous lieux. Une étoile distincte s’allume dans ses regards au moment où la grande Rune gît devant nous et qu’il épie nos yeux, voyant si l’astre en nous aussi s’est levé qui fait apparaître la Figure et lui donne un sens. Nous voit-il tristes parce que la nuit ne cède point, il nous console et promet au voyant plein de zèle et de fidélité un futur bonheur. Il nous a souvent raconté qu’au temps de son enfance la passion d’exercer ses sens, de les occuper, de les satisfaire, ne lui laissait nul repos. Il observait les astres, copiant sur le sable leurs places et leurs cours. Il ne cessait de plonger ses regards dans la mer aérienne, jamais las de considérer sa clarté, ses remous, ses nuages, ses feux. Il faisait collection de pierres, de fleurs, d’insectes de toute sorte et les groupait par séries, diversement. Il prêtait attention aux êtres humains, aux animaux ; il s’asseyait sur le rivage de la mer, cherchant des coquillages. Il se tenait aux écoutes de son propre esprit et de ses propres pensées. Il ne savait point où l’entraînait son désir passionné. L’adolescence venue, il partit à l’aventure, connut d’autres pays, d’autres mers, des vents nouveaux, d’insolites étoiles, des plantes, des animaux, des hommes jamais vus. Il pénétra dans des grottes, vit de quels bancs, de quelles couches multicolores l’édifice terrestre est bâti, et modela dans la glaise d’étranges figures de rocs. Alors il retrouva partout le Connu, mais bizarrement mêlé ou conjoint, et c’est ainsi que souvent de surprenantes choses s’ordonnèrent d’elle-mêmes en lui. Il s’avisa bientôt des combinaisons que tout renferme, des conjonctions, des coïncidences. Il ne vit bientôt plus rien isolément. Les perceptions de ses sens se pressaient en grandes images multicolores ; il entendait, voyait, touchait et pensait à la fois. Il prenait plaisir à rapprocher des choses étrangères entre elles. […]
2 – La nature
[…] On reproche aux poëtes leurs exagérations et c’est tout juste si on leur passe leur langage chargé d’images et d’exactitudes. Oui, l’on se contente, sans y regarder de plus près, d’attribuer à leur seule imagination cette féérique Nature qui entend et voit ce que d’autres ne peuvent entendre ni voir et qui, prise d’une tendre folie, agit à sa guise avec le monde réel et en dispose comme elle l’entend. Mais moi je trouve que les poëtes restent bien en deça de l’exagération qu’il faudrait. Ils ne pressentent qu’obscurément le magique pouvoir de ce langage ; ils jouent avec leur imagination à la manière de l’enfant qui s’amuse avec la baguette magique de son père. Ils ignorent quelles forces sont à leur service, quels univers leur doivent obéir. Car n’est-il pas vrai que les pierres et les forêts obéissent à la musique, et domptés par elle, se soumettent comme des animaux domestiques à ses volontés ? Les plus belles fleurs ne fleurissent-elles point réellement autour de la bien-aimée, heureuses de devenir sa parure ? N’est-ce point pour elle que le ciel se fait joyeux, la mer tout unie ? La Nature entière ne traduit-elle pas tout aussi bien que le visage, la mimique, le battement du pouls et la couleur du teint l’état de chacun de ces êtres supérieurs et singuliers que nous appelons des hommes ? Le rocher ne devient-il pas un « toi » doué de personnalité à l’instant même où je lui parle ? Et que suis-je d’autre que le fleuve, quand je plonge dans ses ondes mon regard sans courage et vais perdant ma pensée dans son lisse écoulement ? Seule une âme paisible et voluptueuse comprendra le monde des plantes, seul un joyeux enfant ou un sauvage celui des animaux. — Je ne sais si quelqu’un est déjà parvenu à la compréhension des rochers et des étoiles, mais ce ne peut être qu’un être plein de noblesse. Dans ces statues qui nous viennent des temps anciens où la race des hommes était splendide brillent (et là seulement) un si profond esprit, une si miraculeuse divination du monde des pierres qu’ils recouvrent l’observateur pénétrant d’une écorce de pierre croissant, dirait-on, vers l’intérieur.
Hymnes à la Nuit
3
Un jour que je versais d’amères larmes, que s’évanouissait en douleur mon espérance, que solitaire je me tenais près du tertre aride où recluse dans la ténèbre de l’étroit caveau gisait cette forme qui est ma vie — seul comme ne le fut encore nul solitaire, harcelé d’une indicible angoisse — sans force, avec la seule pensée encore de ma détresse — comme je cherchais secours autour de moi, ne pouvant plus avancer ni reculer, suspendu avec un regret passionné à cette vie fuyant comme une flamme qui défaille — alors, des lointains bleus, des cimes de mon ancienne félicité se propagea le frisson du crépuscule — et d’un seul coup se rompit le lien natal — la chaîne de la lumière. Enfuie, la splendeur terrestre, et mon deuil avec elle — et dans le même temps, ma mélancolie s’abîma dans un nouveau monde insondable. O ferveur de la Nuit, tu descendis sur moi, sommeil céleste ! Le monde se soulève doucement ; nouveau-né, délivré de ses chaînes, sur lui mon esprit plane. Le tertre croule en nuage de poussière — je vois au travers, transfigurés, les traits de la Bien-Aimée. Dans ses yeux dort l’éternité — je saisis ses mains, et voici que les larmes deviennent une chaîne étincelante, indestructible. Comme un orage, des milliers d’années s’enfuient à l’horizon. À son cou suspendu je pleure devant la vie nouvelle des larmes d’extase. Ce fut le premier rêve, le seul — et depuis lors, d’une foi éternelle, immuable, je crois au ciel de la Nuit et à sa lumière : la Bien-Aimée.
6
Notes
- 1. Novalis : Georg Philipp Friedrich, Freiher von Hardenberg, Baron Georges-Frédéric-Philippe de Hardenberg, 1772-1801.