Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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François René de Chateaubriand, Vie de Rancé

Ed. Gallimard

Livre Troisième,

Rancé écrivait avec non moins de vivacité à l’abbé Nicaise : « Ce que vous m’avez appris de la peine d’écrire à Londres est du bien perdu : il y a un article sur lequel les hérétiques sont irréversibles, c’est celui de la pénitence. Ils ne veulent que celle que l’on trouve dans le mariage. En cela ils n’auraient pas tant de tort, si c’était l’esprit de pénitence qui leur faisait épouser une femme, ses mauvaises humeurs et les inconvénients qui sont attachés à cet état. Je n’imagine point de Trappe comparable à celle-là ; et celle où nous sommes me paraât un lit de roses par rapport à ce que nous savons qui arrive aux gens mal mariés. »

Rancé a beaucoup écrit ; ce qui domine chez lui est une haine passionnée de la vie ; ce qu’il y a d’inexplicable, ce qui serait horrible si ce n’était admirable, c’est la barrière infranchissable qu’il a placée entre lui et ses lecteurs. Jamais un aveu ; jamais il ne parle de ce qu’il a fait, de ses erreurs, de son repentir. Il arrive devant le public sans daigner lui apprendre ce qu’il est ; la créature ne vaut pas la peine qu’on s’explique devant elle : il renferme en lui-même son histoire, qui lui retombe sur le cœur. Il enseigne aux hommes une brutalité de conduite à garder envers les hommes ; nulle pitié de leurs maux. Ne vous plaignez pas, vous êtes faits pour les croix, vous yêtes attachés, vous n’en descendrez pas ; allez à la mort, tâchez seulement que votre patience vous fasse trouver quelque grâce aux yeux de l’Eternel.

Cette langue du XVIIe siècle mettait à la disposition de l’écrivain, sans effort et sans recherche, la force, la précision et la clarté, en laissant à l’écrivain la liberté du tour et le caractère de son génie. On trouve cette description du silence imprimée dans la vingt-neuvième instruction de Rancé :

« — La solitude est peu utile sans le silence, car on ne se sépare des hommes que pour parler à Dieu, en interrompant tout entretien avec les créatures. »

« — Le silence est l’entretien de la Divinité, le language des anges, l’éloquence du ciel, l’art de persuader Dieu, l’ornement des solitudes sacrées, le sommeil des sages qui veillent, la plus solide nourriture de la providence, le lit des vertus ; en un mot, la paix et la grâce se trouvent dans le séjour d’un silence bien réglé. »

Rancé serait un homme à chasser de l’espèce humaine s’il n’avait partagé et surpassé les rigueurs qu’il imposait aux autres : mais que dire à un homme qui répond par quarante ans de désert, qui vous montre ses membres ulcérés, qui, loin de se plaindre, augmente de résignation à mesure qu’il augmente de douleur ? C’était ainsi qu’il fermait la bouche à ses adversaires, que Port-Royal et tous ses saints reculaient devant lui, qu’il faisait fuir ses ennemis en leur montrant la tête sanglante de la pénitence. Il voulait que tous les pécheurs mourussent avec lui ; comme les fameux capitaines, il ne comptait pas les morts, pourvu qu’il gagnât la victoire.

Voici qu’un matin quelque chose de presque insensible se glisse sur la beauté de cette passion, comme une première ride sur le front d’une femme adorée. Le souffle et le parfum de l’amour expirent dans ces pages de la jeunesse, comme une brise le soir s’alanguit sur des fleurs : on s’en aperçoit, et l’on ne veut pas se l’avouer. Les lettres s’abrègent, diminuent en nombre, se remplissent de nouvelles, de descriptions, de choses étrangères ; quelques-unes ont retardé, mais on est moins inquiet ; sûr d’aimer et d’être aimé, on est devenu raisonnable ; on ne gronde plus, on se soumet à l’absence. Les serments vont toujours leur train ; ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont morts ; l’âme y manque : je vous aime n’est plus là qu’une expression d’habitude, un protocole obligé, le j’ai l’honneur d’être de toute lettre d’amour. Peu à peu le style se glace, ou s’irrite ; le jour de poste n’est plus impatiemment attendu ; il est redouté ; écrire devient une fatigue. On rougit en pensées des folies que l’on a confiées au papier ; on voudrait pouvoir retirer ses lettres et les jeter au feu. Qu’est-il survenu ? Est-ce un nouvel attachement qui commence ou un vieil attachement qui finit ? n’importe : c’est l’amour qui meurt avant l’objet aimé. On est obligé de reconnaître que les sentiments de l’homme sont exposés à l’effet d’un travail caché ; fièvre du temps qui produit la lassitude, dissipe l’illusion, mine nos cœurs, comme elle change nos cheveux et nos années. Cependant il est une exception à cette infirmité des choses humaines ; il arrive quelquefois que dans une âme forte un amour dure assez pour se transformer en amitié passionnée, pour devenir un devoir, pour prendre les qualités de la vertu ; alors il perd sa défaillance de nature, et vit de ses principes immortels.