Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Jean Reverzy, Le passage

Julliard, 1954

III

Il n’aurait jamais cru connaître tant d’êtres disparus. Et voici que de leur multitude un fantôme se détachait, effaçant tous les autres, traînant son décor de voiles, d’îles, de rivages, si net que Palabaud à voix haute dit : « Gerbault », le nom du revenant, comme s’il eût été debout devant lui. Regardé à la clarté nouvelle, le disparu, son ami d’hier, cet être chimérique et instable surgissait, inquiétant, rénové. Le néant lui convenait mieux qu’à tout autre. Palabaud s’accrocha à cette ombre et s’en redit l’histoire…

[…]

Un matin, le yacht d’Alain Gerbault déjà célèbre en France mais totalement inconnu à Bora Bora, apparut dans la baie. Sous les flamboyants de la place, Palabaud rencontra un homme d’une trentaine d’années, voûté, d’une squelettique maigreur, vêtu d’un paréo malpropre. Un petit kodak pendait à son cou ; la crispation du visage brûlé par le hâle en aggravait l’expression maladive. Le navigateur passa, sans répondre au salut de l’instituteur. Celui-ci se doutait-il qu’un jour l’image de l’homme bronzé de Bora Bora, avec son paréo fripé et son petit kodak lui battant la poitrine, reparaîtrait dans sa mémoire comme l’emblème de la mort victorieuse ?

[…] Les vieux qui ne connaissaient de l’inversion que les rares mahous de l’île, à l’adiposité féminine, ne comprenaient pas l’indifférence de leur invité aux œillades des filles. Mais, entouré d’une cour de garçons, Alain Gerbault leur apprenait impérativement à jouer au football ou leur demandait, le soir, d’exécuter devant lui, à l’écart, au bord de la mer, ce qu’ils savaient encore des danses anciennes.

[…] Le navigateur à l’ancre s’ennuyait. Il écrivait sans élan des livres grâce auxquels il subsistait. Ses liaisons avec les jeunes indigènes, troublées par de violentes querelles, le laissaient parfois songeur et attristé. Condamné à la solitude, il aimait parler et trouvait en Palabaud toujours silencieux et attentif l’auditeur rêvé de ses diatribes contre le monde moderne. […] Alain Gerbaut aimait profondément et sincèrement la mer ; cet amour avait anéanti les penchants d’une vie antérieure dominée par le snobisme et les sports où il avait brillé. Dans ses livres, il se représentait comme hanté par un rêve impossible de restitution de la civilisation perdue des anciens Polynésiens qu’il prétendait bien connaître — prétention qui, à la longue, à mesure qu’il se mélait plus intimement à la vie indigène, fut peut-être justifiée. […] Palabaud l’avait vu des jours entiers questionner de vieux indigènes qu’un fil ténu reliait encore aux événements du passé ; Gerbault parlait maintenant leur langue. Eux, réticents et polis, se méfiaient de cet Européen de pauvre mine bien que possesseur d’un yacht, et qui ne faisait jamais de cadeaux, éludaient en souriant ses questions. Ils le savaient ennemi de l’administration, de la plupart des Blancs et ne comprenaient pas sa haine des hommes de sa race.

[…] Dégoûté de l’existence affolante de l’Europe, on débarque là-bas avec l’espoir de renaître à une autre vie de calme, d’équilibre et de beauté et dès les premiers pas, se lève une odeur de mort et de désolation, désolation d’immenses et verts paysages indistincts, mort d’une race encore magnifique expirant dans l’hébétude et le silence.

[…] En 1941, la nouvelle se répandit du départ du navigateur et, quelques mois plus tard, de sa mort dans une île de l’insulinde.

Mais, cet après-midi, en passant la revue de ses morts, Palabaud revoyait l’homme squelettique et sale en paréo loqueteux tel un archange funêbre. Maintenant accoudé au bastingage du navire, il regardait curieusement le quai où si souvent on avait vu Gerbault rôder seul, la tête baissée, lançant parfois un bref regard à un indigène ; il s’étonnait presque de l’absence de son ami, de sa dissolution totale et s’attendait à le voir reparaître d’un instant à l’autre dans la foule qui se dirigeait vers le bateau. Mais l’illusion ou le doute, derniers vestiges du monde ancien, s’effaçaient. Ce jour-là, Palabaud prenait solidement pied dans le domaine de la mort, regardant avec des yeux vierges, entendant des bruits jusque-là imperceptibles, reniflant des odeurs nouvelles, affrontant l’insolite sans excessif effroi — avec le sentiment d’avoir été jusque-là sciemment mystifié. […]

V

L’aventure incertaine d’un enfant puis d’un homme avait commencé bien loin de la mer, dans une grande ville malsaine. Au milieu d’un été ancien, en 1922 ou 1923, on l’avait emmené en vacances sur l’une de ces plages de l’ouest, peu coûteuses, que hantent aux beaux jours des citadins en espadrilles. C’est là que Palabaud découvrit la mer et devant elle, des hommes, des femmes, des enfants : le monde des vacances. Les vacances sont un long dimanche ; le dimanche avilit l’homme ; l’homme du dimanche, délivré du labeur de tous les jours, est l’homme même et, tel, on ne peut l’aimer.

[…] Maintenant, la matinée finie, il avait pénétré sans qu’il eût conscience de l’instant du passage, dans l’après-midi immuable, solennel, à peine troublé par le froissement des palmes.

VI

…Palabaud avait tout de suite songé à la ville de sa jeunesse : à l’instant il se la désigna comme but de voyage et lieu de son effondrement final. Plus que l’Océanie peut-être, elle était conforme à la mort qu’il voulait. Là-bas, les gens agonisaient dès l’enfance ; nulle part au monde, les forces qui oppriment l’expansion de la vie, ces forces immenses et mal définies, comme la sottise, la monotonie, la fatigue, ne pèsent plus fortement sur les hommes… Il retournerait dans la plus terre-à-terre des cités, libéré du désir ancien qui l’avait tiré dans les mers du sud.

…L’appel insidieux avait eu raison de son effroi d’adolescent impressionnable pour l’arracher de la ville où l’idée d’un départ est un péché à l’égal du vol ou de la luxure…

VII

…Le soir, par les fissures des rues ouvertes sur les lointains, les horizons s’élargissaient pur comme la mer. Au souvenir des brumes de la ville d’autrefois, Palabaud s’émerveillait des aspects nets et de la lumière vibrante.

VIII

« …Autrefois, je disais que cette ville, ses hommes, ses paysages, c’était de l’ordure dans du brouillard… »

IX

Parce-qu’il cherchait, il scruta plus attentivement la ville et l’interrogea. Comme la mer, elle n’avait pas de forme : des maisons s’empilaient sur des collines, soudées les unes aux autres, agglomérées en blocs monstrueux. Il analysa les reliefs essentiels : deux collines croulant sous le poids d’un amoncellement d’immeubles, d’églises et de couvents. – En quelques endroits, cependant, le sol apparaît à nu dans les jardins à bosquets et à clôture de fer. Des ruelles escaladent tant bien que mal des monticules modestes mais escarpés ; aux endroits les plus abrupts, s’accrochent d’interminables escaliers de milliers de marches. Dans la plaine, le fleuve et la rivière filent vers le sud parmi des silhouettes d’usines voilées de bleu et vont s’accoupler, plus à l’aise, dans la demi-solitude des banlieues. Les cours d’eau limitent les quartiers pensants et commerçants de la ville : là, les pavés, les trottoirs, les maisons ont la couleur de la cendre ; les persiennes y sont toujours closes. Un monde d’avoués, de médecins, de marchands gîtent en ces bâtisses qui, par une disposition singulière, communiquent entre elles de très loin, à travers des couloirs compliqués, connus des seuls initiés : il y circule des hommes à dossiers et à cartables. Palabaud explora ces labyrinthes et les parcourut sans se perdre.

X

Les danses se poursuivaient sans entrain. Dans la boîte de nuit, Palabaud retrouvait la mélancolie bornée, la timidité maladive de ceux qui vivent en cette ville où, de l’enfance à son dernier jour, on se meurt d’un ennui vague, d’absence d’horizon, de désœuvrement jusque dans le travail. Des noceurs parlaient à voix basse sans se regarder en face ; ils buvaient mais l’ivresse n’avait pas de prise sur leur réserve. Malgré les décolletés, les dos nus des entraîneuses et l’orchestre des musiciens à veste blanche, la maison avait un air de bourgeoisie familiale un peu triste. Les femmes assises au bar ou à la table des clients étaient distantes et peu loquaces. Nul n’échappe à l’étreinte de la ville, à la tristesse et à la lassitude indéfinissable qu’elle verse en tous les cœurs et que l’on finit par aimer.

XI

…Nous fûmes bientôt réunis dans le cabinet de consultation, pièce modeste et sévère dont la simplicité montrait la réserve des grands médecins de notre ville ; car la gloire leur est suspecte et leur science se veut médiocre et terne comme nos façades. Je remarquai un grand crucifix noir à la muraille, une vierge pensive sur la cheminée et sur le bureau du maître, une photographie d’un homme à barbiche et binocle : son père, le professeur Antoine Joberton de Belleville, grand médecin lui aussi, auquel il avait succédé. Comme le Christ et la Vierge, le portrait demeurait là en emblème protecteur.