Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Rivarol

Ed. Mercure de France « RIVAROL — Les plus belles pages »

Notes réflexions et maximes


Il arrive quelquefois que l’homme, s’abandonnant à ses habitudes et aux impulsions accoutumées des esprits animaux, agit et parle sans le moi : son corps va sans attention, comme un vaisseau sans pilote, par le seul bienfait de sa construction. C’est que l’homme alors se partage entre ses mouvements et des idées étrangères à ses mouvements, et qu’ensuite il y a comme un premier ordre et un mouvement d’abord donnés, qui n’ont pas besoin d’être répétés pour que le corps continue d’obéir. Tout homme qui s’observe en marchant, en parlant et en écrivant, connaît bien ces ordres antérieurs que toute la rapidité du contre-ordre donné par la réflexion ne saurait prévenir. Ceci explique la différence qu’il y a de l’homme qui parle à l’homme qui écrit : le premier est plus extérieur ; le jugement défend d’écrire comme on parle ; la nature ne permet pas de parler comme on écrit ; le goût marie les vivacités de la conversation aux formes méthodiques et pures du style écrit.

Les peuples les plus civilisés sont aussi voisins de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille. Les peuples, comme les métaux, n’ont de brillant que les surfaces.

La volonté est une esclave robuste qui est tantôt au service des passions et tantôt au service de la raison ; c’est un éréthisme de toutes nos facultés trop souvent produit par les passions, car on ne peut que les concevoir absentes de la volonté, et nous ne voyons que trop souvent la raison abandonnée par elle. L’envie, la cruauté, l’ambition, veulent ; la raison prie ou commande. Les femmes abondent en volontés. Un faible éréthisme s’appelle velléité. Quand on est passé de l’âge des passions et des sensations à celui des idées, on a peu de volontés, et c’est pourtant alors qu’on a la tête politique.

Les lois de la nature sont admirables, mais elles écrasent beaucoup d’insectes dans leurs rouages, comme les gouvernements beaucoup d’hommes.

Les Français ont mis la liberté avant la sûreté. Cependant l’homme quitte les bois, où la liberté l’emporte sur la sûreté, pour arriver dans les villes, où la sûreté l’emporte sur la liberté.

Voltaire a dit : Plus les hommes seront éclairés et plus ils seront libres. Ses successeurs ont dit au peuple que plus il serait libre, plus il serait éclairé ; ce qui a tout perdu.

Les visions ont un heureux instinct : elles ne viennent qu’à ceux qui doivent y croire.

La nature a mis l’homme sur la terre avec des pouvoirs limités et des désirs sans bornes : c’est cet excédent-là, ce ressort, qui nous porte au-delà du but, qui change les besoins en désirs, et les désirs en passions, et qui n’aurait peut-être pas été assez fort s’il n’eût été violent. Mais est-ce donc aux hommes à justifier la nature ? Elle attend l’hommage de leur soumission, et non les plaidoyers de leur éloquence.

On ne fait point l’histoire de la nature. Si je mettais chaque jour un masque, celui qui aurait dessiné tous mes masques n’aurait pas encore fait mon portrait.

La paresse n’est, dans certains esprits, que le dégoût de la vie ; dans d’autres, c’en est le mépris.

Les esprits extraordinaires tiennent grand compte des choses communes et familières, et les esprits communs n’aiment et ne cherchent que les choses extraordinaires.

Rien ne prouve plus le peu d’estime que les hommes ont pour leur espèce que le mépris volontaire qu’ils témoignent aux acteurs, et en général à tous ceux qui les amusent et qui servent leurs plaisirs ; et la plupart des hommes donnent pour raison de leur mépris pour une femme, qu’ils l’ont eue.


De l’universalité de la langue française.

[…] On est persuadé que nos pères étaient tous naïfs ; que c’était un bienfait de leurs temps et de leurs mœurs, et qu'il est encore attaché à leur langage : si bien que certains auteurs empruntent aujourd’hui leurs tournures, afin d’être naïfs aussi. Ce sont des vieillards qui, ne pouvant parler en hommes, bégayent pour paraître enfant ; le naïf qui se dégrade, tombe dans le niais. Voici donc comment s’explique cette naïveté gauloise.

Tous les peuples ont le naturel : il ne peut y avoir un siècle très avancé qui connaisse et sente le naïf. Celui que nous trouvons et que nous sentons dans le style de nos ancêtres l’est devenu pour nous ; il n’était pour eux que le naturel. C’est ainsi qu’on trouve tout naïf dans un enfant qui ne s’en doute pas. Chez les peuples perfectionnés et corrompus, la pensée a toujours un voile, et la modération exilée des mœurs se réfugie dans le langage ; ce qui le rend plus fin et plus piquant. Lorsque, par une heureuse absence de finesse et de précaution, la phrase montre la pensée toute nue, le naïf paraît.

Lettre sur l’ouvrage de Mme de Staël (1797)

[…]

Madame de Staël, s’ouvrant une route nouvelle, a droit de commencer un nouvel ordre. Il s’agit donc de se faire ici quelques notions sur cette femme extraordinaire ; car je ne croirai jamais qu’elle soit une énigme sans mot. Pour expliquer pourquoi les gens d’esprit écrivent quelquefois sans succès, il faut nécessairement recourir à la distinction de l’esprit et du talent.

Tous les hommes, sans exception, présentent deux aspects ; l’un par lequel ils ressemblent, et l’autre par lequel ils diffèrent. Or, c’est ce que les hommes ont de commun entre eux qui est important ; ce qu’ils ont de différent est peu de chose ; car ils ont en commun le miracle de la vie et de la pensée, et ils ne diffèrent que par des nuances très fines d’organisation et d’éducation. La différence entre un grand homme et un portefaix n’est presque rien aux yeux de la nature ; mais ce rien est tout aux yeux du monde. […]

Or, dans le monde, c²’est cette différence d’homme à homme, cette nuance, ce rien qu’on appelle génie, imagination, esprit et talent, qui est compté pour beaucoup ; (…]

On peut établir pour règle générale que, toutes les fois que les hommes entassent différents noms sur un même objet, il y a confusion dans leurs idées. En effet, on a toujours trop confondu l’esprit et le talent ; et pourtant la différence est si considérable que c’est d’elle que je me servirai pour expliquer madame de Staël.

Nous avons tous des idées, comme nous avons tous un visage ; peu d’hommes, cependant, ont de l’esprit et de la figure. Il faut pour cela un certain ordre dans les traits et dans les idées : il faut surtout à la pensée de la variété, de la nouveauté et du mouvement.

Le génie et le talent

[…]

Je reviens au jugement, et je dis qu’il n’a point suffi aux beaux-arts. Il fallait pour ces nobles enfants du génie un amant plutôt qu’un juge, et cet amant, c’est le goût : car le jugement se contente d’approuver et de condamner ; mais le goût jouit et souffre. Il est au jugement ce que l’honneur est à la probité : ses lois sont délicates, mystérieuses et sacrées. L’honneur est tendre et se blesse de peu : tel est le goût ; et tandis que le jugement se mesure avec son objet, ou le pèse dans la balance, il ne faut au goût qu’un coup d’œil pour décider son suffrage ou sa répugnance, je dirais presque son amour ou sa haine, son enthousiasme ou son indignation, tant il est sensible, exquis et prompt !

[…] L'art consiste à suppléer la vie et la réalité par la perfection, et le goût exige cette heureuse imposture. Mais il veut l’entrevoir ; et c’est ce qui explique le dégoût et même l’horreur que nous causent les imitations en cire ; la transparence des chairs y est ; les couleurs sont vraies ; les cheveux sont réels, et la personne est immobile ; les yeux brillent, mais ils sont fixes : l’amateur interdit, qui ne trouve ni fiction, ni réalité, détourne sa vue d’un cadavre coloré qui ment sans faire illusion, et du spectacle de ces yeux qui regardent sans voir. En un mot, le faux enchanteur qui s’est passé d’art, sans atteindre la nature, a fait le miracle en sens inverse. Le sculpteur et le peintre ont animé la toile et amolli le marbre ; et lui, il a roidi les chairs, figé le sang et glacé le regard.

Journal politique national (1789-1790)

La souveraineté est dans le peuple : mais elle y est d’une manière implicite, c’est-à-dire, à condition que le peuple ne l’exercera jamais que pour nommer ses représentants ; et si c’est une monarchie, que le roi sera toujours le premier magistrat. Ainsi, quoiqu’il soit vrai au fond que tout vient de la terre, il ne faut pas moins qu’on la soumette par le travail et la culture, comme on soumet le peuple par l’autorité et par les lois.

Premier mémoire à M. de la Porte (remis le 25 avril 1791)

[…]

Règle générale : toutes les fois qu’on est mieux chez soi que dans la rue, on doit être battu par ceux qui sont mieux dans la rue que chez eux.