Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Joseph Roth La marche de Radetzky

Ed. du Seuil, trad. Blanche Gidon

Première partie, chap. VII

[…]

– Donc, messieurs, l’essentiel est une discrétion absolue vis-à-vis de la population civile ! Quand j’étais encore au 9e Dragons, il y avait là-bas un bavard, officier de réserve naturellement, grosse fortune, soit dit en passant, il a fallu que l’affaire se produise juste comme il arrivait. Alors, évidemment, quand nous avons enterré ce pauvre baron Seidl, toute la ville savait déjà de quoi il était mort si subitement. Cette fois, messieurs, j’espère que nous aurons un plus discret… il allait dire enterrement, mais il s’interrompit, réfléchit longuement, ne trouva pas le mot, leva les yeux au plafon, un silence terrible pesa sur lui comme sur ses auditeurs.

Enfin le capitaine conclut :

– J’espère que nous aurons une affaire plus discrète.

Il soupira, avala un petit gâteau et vida son verre d’eau d’un trait.

Tous sentaient qu’il avait nommé la mort. La mort planait au-dessus d’eux, elle ne leur était nullement familière. Ils étaient nés en temps de paix et ils étaient devenus officiers en s’adonnant paisiblement aux manœuvres et aux exercices. Ils ne savaient pas alors que chacun d’eux, sans exception, rencontrerait la mort quelques années plus tard. Aucun n’avait l’ouïe assez fine pour entendre tourner les rouages énormes des moulins secrets qui commençaient déjà à moudre la Grande Guerre. La blanche paix de l’hiver régnait dans la petite garnison. Et, comme une draperie noire et rouge, la mort flottait au-dessus de leurs têtes dans la pénombre de l’arrière boutique.