Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Claude Simon, Les géorgiques

Les Éditions de Minuit

Chapitre V

ou plutôt cette chose maintenant, cette bouillie (quoi ? : des lambeaux de carton racornis (ou gluants ?), des cavités, des béances — et peut-être brunâtre, ou jaune, s’il y avait eu de la lumière, mais tout uniformément noir dans le noir de la tombe) sous la tonne de pierre, le mausolée à l’antique dans ce fond de vallon, la terre spongieuse, humide en permanence, l’eau qui débordait en hiver de la cressonière s’infiltrant par les joints du caveau, à travers les planches pourries du cercueil, de sorte que rien sans doute qu’un innommable magma flottant mollement dans un liquide noir, putride, la longue et imputrescible chevelure ondulant, se déroulant en paresseuses volutes autour de la face aux orbites vides, à la bouche sans langue, sans lèvres, aux incisives saillantes sous le nez dévoré, les seins vidés, pareils à de plates et noires mamelles de guenon, de pâteuses coulées de bitume couvertes, en refroidissant, d’une épaisse pellicule, d’un cuir ridé sous son propre poids, le ventre (c’était par là qu’elle avait probablement commencé à pourrir, que les vers avaient dû attaquer) déchiré par les gaz ou plutôt déchiqueté, effondré, et plus de pubis, plus de vulve sauf cette fente parcheminée, rétractée, plissée, comme une bouche aspirée de l’intérieur, froncée, quelques poils clairsemés et collé adhérant encore comme une barbe, un bouc, agglutinés, pendant sous une saillie de l’os, le corps tout entier (la chose) comme une de ces tentes en peau de chèvre, mangée aux mites et crevée de trous, à l’indélébile et pestilentielle odeur de suint, abandonnée, écroulée, encore soulevée çà et là par d’informes débris, des esquilles, des piquets penchés de guingois ou brisés : une carcasse, des restes…