Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Simone Weil

Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’on sait ne pas le respecter. (« L’Iliade ou le poème de la force » in : Les Cahiers du Sud, n° 231 - janvier 1941)


La pesanteur et la grâce

La vulnérabilité des choses précieuses est belle parce que la vulnérabilité est une marque d’existence.

La nécessité est l’écran mis entre Dieu et nous pour que nous puissions être. C’est à nous de percer l’écran pour cesser d’être.

Addendum (Les numéros renvoient aux pages de l’édition Plon 2019).

[40] S’abaisser c’est monter à l’égard de la pesanteur morale. La pesanteur morale nous fait monter vers le haut.

[65] …les désirs sont vrais en tant qu’énergie. C’est l’objet qui est faux.

[85] Il ne faut pas être moi, mais il faut encore moins être nous.

[104] Il faut préférer l’enfer réel au paradis imaginaire.

[106] Pourquoi la volonté de combattre un préjugé est-elle un signe certain qu’on en est imprégné ? Elle procède nécessairement d’une obsession. Elle constitue un effort tout à fait stérile pour s’en débarrasser. La lumière de l’attention en pareille affaire est seule efficace, et elle n’est pas compatible avec une intention polémique.

[107] Notre vie réelle est plus qu’aux trois quarts composée d’imagination et de fiction. Rares sont les vrais contacts avec le bien et le mal.

[108] Il faut un travail pour exprimer le vrai. Aussi pour le recevoir. On exprime et on reçoit le faux, au moins le superficiel, sans travail.

[113] Les pensées sont changeantes, obéissantes aux passions, aux fantaisies, à la fatigue. L’activité doit être continue, tous les jours, beaucoup d’heures par jour. Il faut donc des mobiles de l’activité qui échappent aux pensées, donc aux relations : des idoles.

[121] Apprends à repousser l’amitié, ou plutôt le rêve de l’amitié. Désirer l’amitié est une grande faute. L’amitié doit être une joie gratuite comme celles que donne l’art, ou la vie. Il faut la refuser pour être digne de la recevoir : elle est de l’ordre de la grâce (« Mon Dieu, éloignez-vous de moi… »). Elle est de ces choses qui sont données par surcroît. Tout rêve d’amitié mérite d’être brisé. Ce n’est pas par hasard que tu n’as pas été aimé… Désirer échapper à la solitude est une lâcheté. L’amitié ne se recherche pas, ne se rêve pas, ne se désire pas ; elle s’exerce (c’est une vertu). Abolir toute cette marge de sentiment, impure et trouble. Schluss !

Ou plutôt (car il ne faut pas élaguer en soi avec trop de rigueur), tout ce qui dans l’amitié, ne passe pas en échanges effectifs doit passer en pensées réfléchies. Il est bien inutile de se passer de la vertu inspiratrice de l’amitié. Ce qui doit être sévèrement interdit, c’est de rêver aux jouissances du sentiment. C’est de la corruption. Et c’est aussi bête que de rêver à la musique ou à la peinture. L’amitié ne se laisse pas détacher de la réalité, pas plus que le beau. Elle constitue un miracle, comme le beau. Et le miracle consiste simplement dans le fait qu’elle existe.

[126] Le mal imaginaire est romantique, varié, le mal réel morne, monotone, désertique, ennuyeux. Le bien imaginaire est ennuyeux ; le bien réel est toujours nouveau, merveilleux, enivrant. Donc la « littérature d’imagination » est ou ennuyeuse ou immorale (ou un mélange des deux). Elle n’échappe à cette alternative qu’en passant, en quelque sorte, à force d’art, du côté de la réalité –, ce que le génie seul peut faire.

[134] On croit que la pensée n’engage pas, mais elle engage seule, et la licence de penser enferme toute licence. Ne pas penser à, faculté suprême.

[146] Alexandre est à un paysan propriétaire ce qu’est don Juan à un mari heureux.

[166] Dès qu’on a pensé quelque chose, chercher en quel sens le contraire est vrai.

[172] Chute de Troie. Chute de pétales d’arbres en fleurs.

[185] Le poète produit le beau par l’attention fixée sur du réel. De même l’acte d’amour. Savoir que cet homme, qui a faim et soif, existe vraiment autant que moi – cela suffit, le reste suit de lui-même.

[217] Nous voulons toujours autre chose qu’exister.

[220] Civilisation des Grecs. Aucune adoration de la force. Le temporel n’était qu’un pont. Dans les états d’âme, on ne cherchait pas l’intensité, mais la pureté.

[222] Le beau est ce qu’on peut contempler.

… Le beau est ce qu’on désire sans vouloir le manger.

[235] Le gros animal [cf Platon, La République] est le seul objet d’idolâtrie, le seul ersatz de Dieu, la seule imitation d’un objet qui est infiniment éloigné de moi et qui est moi.

[236] Celui qui est au-dessus de la vie sociale y rentre quand il veut, non celui qui est au-dessous.

[238] Rome c’est le gros animal athée, matérialiste, n’adorant que soi, Israël, c’est le gros animal religieux.

… Le marxisme, pour autant qu’il est vrai, est entièrement contenu dans la page de Platon sur le gros animal, et sa réfutation y est contenue aussi.

[239] Le service du faux Dieu (de la Bête sociale sous quelque incarnation que ce soit) purifie le mal en éliminant l’horreur. À qui le sert, rien ne paraît mal, sauf les défaillances dans le service.

[250] Comme on ne peut attendre d’un homme qui n’a pas la grâce soit juste, il faut une société organisée de telle sorte que les injustices se punissent les unes les autres en une oscillation perpétuelle.