Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Juan Benet, Les lances rouillées

Herrumbrosas lanzas. Ed. Passage du Nord-Ouest, trad. Claude Murcia.


Troisième livre

[…] Le capitaine Andrés, postérieurement capitaine Fernández et antérieurement le Manchado, ne manquait pas d’acuité. Contrairement à un autre type de capitaines qui dans cette lutte surgirent spontanément du peuple et, sans grande — voire aucune — préparation, prirent le commandement en même temps que les armes et l’exercèrent en donnant l’exemple d’un courage et d’une résolution peu souvent accompagnés d’ingéniosité et d’habileté, le capitaine Andrés n’était pas un homme intrépide. Il était ambitieux mais pas téméraire, et il connaissait mieux le but qu’il visait que le chemin qu’il lui faudrait parcourir pour l’atteindre ; de sorte que si dans la prévision d’événements immédiats il était généralement meilleur que ses collègues et compagnons d’armes, en revanche, leur apparition le surprenait toujours légèrement à la traîne à l’heure de prendre une décision, un peu tardive et souvent non nécessaire. Il n’osa pas pourvoir la succession d’Espejo, qu’il avait lui-même provoquée, avec un ou deux hommes de son entourage, Barroso ou Agulló, autant parce que le reste du Comité pouvait se rebeller contre de telles nominations et ensuite contre lui, les considérant comme les abus d’un homme lancé dans la conquête du pouvoir et disposé à l’accaparer avec sa coterie personnelle, que par méfiance envers ces deux hommes qui dans son ombre avaient acquis un relief considérable et qui, le moment venu, pouvaient tenter de lui faire concurrence depuis leurs postes respectifs ou de l’éliminer par l’un des procédés qu’il avait pratiqués contre ses adversaires ou voisins incommodes. L’on voit, une fois de plus, qu’en de telles circonstances et en vue de la réalisation des desseins que l’on a, la pensée doit être simple et l’action rapide et concluante ; qu’on ne peut pas ménager la chèvre et le chou ; que le temps passé à évaluer les avantages et les inconvénients de tel ou tel acte peut être du temps perdu quand, sous le fallacieux équilibre du bilan, le futur est en ébullition ; que tout choix est une aventure et que celui qui préférera sa sécurité et prétendra s’embarquer sans courir trop de risques ne sera pas gagnant ; et que celui qui se lance à la conquête du pouvoir ou de quoi que ce soit d’autre réussira d’autant mieux qu’il ne ménage pas ses arrières.


Sixième livre

[…] La tranquilité — et une certaine goguenardise voilée — qu’afficha Mazòn lors de cette discussion et des débats qui suivirent n’était que la conséquence du peu d’importance qu’il accordait aux six points décidés, y compris au plus urgent, le troisième, habitué comme il était (comme d’ailleurs ils l’étaient tous) aux différences de tous ordres entre ce qui était débattu et décidé au Comité et ce qu’il fallait faire ensuite sur le théâtre des opération ; plus que deux vies distinctes c’était comme les deux états différents, l’un larvé, l’autre adulte, d’une métamorphose permanente et cyclique qui dans une première étape prépare un corps pour qu’il vive dans des conditions ambiantes déterminées et dans une seconde l’oblige à évoluer pour s’adapter dès son réveil à un milieu très différent de celui qui était prévu. L’arrivée de la mission et le travail de cabinet de ses membres ne devaient pas leur inspirer une plus grande confiance dans les plans et les dispositions préalables ; ils ne savaient que trop qu’avec ou sans eux, ils devraient le moment venu partir en campagne, avec un ordre d’opération qui servirait de signal de départ, guère plus ; qu’ils se verraient ensuite, comme toujours, obligés d’improviser et de lutter là où ils pourraient ou là où l’ennemi l’imposerait, avec les forces dont ils disposeraient, avec le peu d’idées que leur permettrait le harcèlement inéluctable dont ils feraient l’objet pour, finalement, chercher la retraite avec le moins de pertes possible. C’était là toute leur science et cela leur suffisait pour ne pas prêter une attention excessive au tas de précisions à quoi prétendait arriver Lamuedra avant de lancer l’offensive.


Septième livre

[…] Et il paraît que lorsque la bande, sous une lumière déjà déclinante, abandonna l’opération, résonnèrent encore dans le maquis une demi-douzaine de coups de feu par lesquels Juan scella le sort de trois d’entre eux qui devaient servir de pâture à ces vautours nains et phosphorescents qui, au dire des bergers, sont devenus des animaux si sybarites et si ennemis du genre humain qu’ils peuvent se passer du banquet offert par un veau ou un chamois tombé dans le vide pourvu qu’ils picorent dans la poitrine, le ventre ou le crâne d’un chasseur — comme il est de règle à Mantua — peu chanceux1.


Notes