Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Marguerie Yourcenar, Mémoires d’Hadrien

Ed. Gallimard

Disciplina Augusta – III

Natura deficit, fortuna mutatur, deus omnia cernit. La nature nous trahit, la fortune change, un dieu regarde d’en haut toutes ces choses. Je tourmentais à mon doigt le chaton d’une bague sur laquelle, par un jour d’amertume, j’avais fait inciser ces quelques mots tristes ; j’allais plus loin dans le désabusement, peut-être dans le blasphême ; je finissais par touver naturel, sinon juste, que nous dussions périr. Nos lettres s’épuisent ; nos arts s’endorment ; Pancratès n’est pas Homère ; Arrien n’est pas Xénophon ; quand j’ai essayé d’immortaliser dans la pierre la forme d’Antinoüs, je n’ai pas trouvé Praxitèle. Nos sciences piétinent depuis Aristote et Archimède ; nos progrès techniques ne résisteraient pas à l’usure d’une longue guerre ; nos voluptueux eux-mêmes se dégoûtent du bonheur. L’adoucissement des mœurs, l’avancement des idées au cours du dernier siècle sont l’œuvre d’une infime minorité de bons esprits ; la masse demeure ignare, féroce quand elle le peut, en tout cas égoïste et bornée, et il y a fort à parier qu’elle restera toujours telle. Trop de procurateurs et de publicains avides, trop de sénateurs méfiants, trop de centurions brutaux ont compromis d’avance notre ouvrage ; et le temps pour s’instruire par leurs fautes n’est pas plus donné aux empire qu’aux hommes. Là où un tisserand rapiécerait sa toile, où un calculateur habile corrigerait ses erreurs, où l’artiste retoucherait son chef-d’œuvre encore imparfait ou endommagé à peine, la nature préfère repartir à même l’argile, à même le chaos, et ce gaspillage est ce qu’on nomme l’ordre des choses.

Disciplina Augusta – IV

J’acceptais de me livrer à cette nostalgie qui est la mélancolie du désir. J’avais même donné à un coin particulièrement sombre du parc le nom de Styx, à une prairie semée d’anémones celui de Champs Elysées, me préparant ainsi à cet autre monde dont les tourments ressemblent à ceux du nôtre, mais dont les joies nébuleuses ne valent pas nos joies. Mais surtout, je m’étais fait construire au cœur de cette retraite un asile plus retiré encore, un îlot de marbre au centre d’un bassin entouré de colonnades, une chambre secrète qu’un pont tournant, si léger que je peux d’une main le faire glisser dans ses rainures, relie à la rive, ou plutôt sépare d’elle. Je fis transporter dans ce pavillon deux ou trois statues aimées, et ce petit buste d’Auguste enfant qu’aux temps de notre amitié m’avait donné Suétone ; je m’y rendais à l’heure de la sieste pour dormir, pour rêver, pour lire. Mon chien couché en travers du seuil allongeait devant lui ses pattes raides ; un reflet jouait sur le marbre ; Diotime, pour se rafraîchir, appuyait la joue au flanc lisse d’une vasque. Je pensais à mon successeur.