Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre

Ed. Gallimard, traduction Henri Thomas

VI

[…]

Un matin, tandis que du haut de la terrasse je parcourais des yeux la Marina, ses eaux m’apparurent plus profondes et plus lumineuses, comme si pour la première fois, j’eusse posé sur elles un regard non troublé. J’eux en cet instant même le sentiment presque douloureux du mot se séparant des choses, comme se brise la corde trop tendue d’un arc. J’avais surpris un lambeau du voile d’Isis de ce monde, et le langage à partir de cet instant me fut un imparfait serviteur. Mais en même temps c’était pour moi comme un nouvel éveil. Semblable aux enfants dont les mains vont tâtonnant, quand la lumière qui naît dans leurs yeux fait retour au monde extérieur, j’allais cherchant des mots ou des images où saisir ce nouvel éclat des choses dont j’étais étais ébloui. Jamais auparavant je ne m’étais même douté que parler pût à ce point nous tourmenter, et cependant je n’aspirais pas à retrouver une existence ingénue. Quand nous pensons nous envoler, notre bond maladroit nous est plus cher que la marche la plus sûre en un chemin tout tracé.

VII

[…]

Il est des temps de décadence, oû s’efface la forme en laquelle notre vie profonde doit s’accomplir. Arrivés dans de telles époques, nous vacillons et trébuchons comme des êtres à qui manque l’équilibre. Nous tombons de la joie obscure à la douleur obscure, le sentiment d’un manque infini nous fait voir pleins d’attraits l’avenir et le passé. Nous vivons ainsi dans des temps écoulés ou dans des utopies lointaines, cependant que l’instant s’enfuit. Sitôt que nous eûmes conscience de ce manque, nous fîmes effort pour y parer. Nous languissions après la présence, après la réalité, et nous serions précipités dans la glace, le feu ou l’éther pour nous dérober à l’ennui. Comme toujours là oû le doute s’accompagne de plénitude, nous fimes confiance à la force, et n’est-elle pas l’éternel balancier qui pousse en avant les aiguilles, indifférentes au jour et à la nuit ? Nous nous mîmes donc à rêver de force et de puissance, et des formes qui, s’ordonnant intrépidement, marchent l’une sur l’autre dans le combat de la vie, prêtes au désastre comme au triomphe. Et nous les étudiions avec joie, comme on observe les corrosions qu’un acide dépose sur les sombres miroirs des métaux polis.

XIX

[…]

… Telles sont les caves au-dessus desquelles s’élèvent les fiers châteaux de la tyrannie et c’est au-dessus d’elles que nous voyons monter l’encens de leurs fêtes : puantes cavernes d’un genre sinistre, oû de toute éternité l’engeance réprouvée se délecte lugubrement à souiller la liberté et la dignité humaines. Alors se taisent les muses, et la vérité commence à vaciller comme un fanal dans un souffle mauvais. On voit les faibles déjà céder, quand les premiers brouillards à peine s’élèvent, mais la caste des guerriers elle-même est prise d’hésitation, lorsqu’elle voit le peuple des larves monter des profondeurs à l’assaut de ses bastions, tant il est vrai qu’en ce monde le courage guerrier n’est guère que de second rang et les plus grand seulement d’entre nous pénètrent jusqu’au foyer même de l’épouvante. Ils savent que toutes ces images ne vivent que dans notre cœur, et s’avancent parmi elles, comme parmi des reflets sans substance, vers de fières portes triomphales. Ils sont ainsi, grâce à ces larves, confirmés magnifiquement dans leur propre réalité.