Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

Page : http://www.dg77.net/pages/passages/maistrex_v.htm


  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre

Chapitre VI

Je me suis aperçu, par diverses observations, que l’homme est composé d’une âme et d’une bête. — Ces deux êtres sont absolument distincts, mais tellement emboîtés l’un dans l’autre, ou l’un sur l’autre, qu’il faut que l’âme ait une certaine supériorité sur la bête pour être en état d’en faire la distinction.

Je tiens d’un vieux professeur (c’est du plus loin qu’il me souvienne) que Platon appelait la matière l’autre. C’est fort bien ; mais j’aimerais mieux donner ce nom par excellence à la bête qui est jointe à notre âme. C’est réellement cette substance qui est l’autre, et qui nous lutine d’une manière si étrange. On s’aperçoit bien en gros que l’homme est double, mais c’est, dit-on, parce qu’il est composé d’une âme et d’un corps ; et l’on accuse ce corps de je ne sais combien de choses, mais bien mal à propos assurément, puisqu’il est aussi incapable de sentir que de penser. C’est à la bête qu’il faut s’en prendre, à cet être sensible, parfaitement distinct de l’âme, véritable individu, qui a son existence séparée, ses goûts, ses inclinations, sa volonté, et qui n’est au-dessus des autres animaux que parce qu’il est mieux élevé et pourvu d’organes plus parfaits.

Messieurs et mesdames, soyez fiers de votre intelligence tant qu’il vous plaira ; mais défiez-vous beaucoup de l’autre surtout quand vous êtes ensemble !

Lorsque vous lisez un livre, monsieur, et qu’une idée plus agréable entre tout à coup dans votre imagination, votre âme s’y attache tout de suite et oublie le livre, tandis que vos yeux suivent machinalement les mots et les lignes ; vous achevez la page sans la comprendre et sans vous souvenir de ce que vous avez lu. — Cela vient de ce que votre âme, ayant ordonné à sa compagne de lui faire la lecture, ne l’a point avertie de la petite absence qu’elle allait faire ; en sorte que l’autre continuait la lecture que votre âme n’écoutait plus.

Chapitre VIII

S’il est utile et agréable d’avoir une âme dégagée de la matière au point de la faire voyager toute seule lorsqu’on le juge à propos, cette faculté a aussi ses inconvénients. C’est à elle, par exemple, que je dois la brûlure dont j’ai parlé dans les chapitres précédents.

Je donne ordinairement à ma bête le soin des apprêts de mon déjeuner ; c’est elle qui fait griller mon pain et le coupe en tranches. Elle fait à merveille le café, et le prend même très souvent sans que mon âme s’en mêle, à moins que celle-ci ne s’amuse à la voir travailler ; mais cela est rare et très difficile à exécuter : car il est aisé, lorsqu’on fait quelque opération mécanique, de penser à toute autre chose ; mais il est extrêmement difficile de se regarder agir, pour ainsi dire ; — ou, pour m’expliquer suivant mon système, d’employer son âme à examiner la marche de sa bête, et de la voir travailler sans y prendre part. — Voilà le plus étonnant tour de force métaphysique que l’homme puisse exécuter.

J’avais couché mes pincettes sur la braise pour faire griller mon pain ; et, quelque temps après, tandis que mon âme voyageait, voilà qu’une souche enflammée roule sur le foyer : — ma pauvre bête porta la main aux pincettes, et je me brûlai les doigts.

Chapitre XXXIX

J’ai promis un dialogue, je tiens parole. — C’était le matin à l’aube du jour : les rayons du soleil doraient à la fois le sommet du mont Viso et celui des montagnes les plus élevées de l’île qui est à nos antipodes ; et déjà elle était éveillée, soit que son réveil prématuré fût l’effet des visions nocturnes qui la mettent souvent dans une agitation aussi fatigante qu’inutile, soit que le carnaval, qui tirait alors vers sa fin, fût la cause occulte de son réveil, ce temps de plaisir et de folie ayant une influence sur la machine humaine comme les phases de la lune et de la conjonction de certaines planètes. — Enfin, elle était éveillée et très éveillée, lorsque mon âme se débarrassa elle-même des liens du sommeil.

Depuis longtemps celle-ci partageait confusément les sensations de l’autre ; mais elle était encore embarrassée dans les crêpes de la nuit et du sommeil ; et ces crêpes lui semblaient transformée en gazes, en linon, en toile des Indes. — Ma pauvre âme était donc comme empaquetée dans tout cet attirail ; et le dieu du sommeil, pour la retenir plus fortement dans son empire, ajoutait à ses liens des tresses de cheveux blonds en désordre, de nœuds de rubans, des colliers de perles : c’était une pitié pour qui l’aurait vue se débattre dans ces filets.

L’agitation de la plus noble partie de moi-même se communiquait à l’autre, et celle-ci à son tour agissait puissamment sur mon âme. — J’étais parvenu tout entier à un état difficile à décrire, lorsque enfin mon âme, soit par sagacité, soit par hasard, trouva la manière de se délivrer des gazes qui la suffoquaient. Je ne sais si elle rencontra une ouverture, ou si elle s’avisa tout simplement de les relever, ce qui est plus naturel ; le fait est qu’elle trouva l’issue du labyrinthe. Les tresses de cheveux en désordre étaient toujours là ; mais ce n’était plus un obstacle, c’était plutôt un moyen : mon âme le saisit, comme un homme qui se noie s’accroche aux herbes du rivage ; mais le collier de perles se rompit dans l’action, et les perles se défilant roulèrent sur le sofa et de là sur le parquet de Mme de Hautcastel : car mon âme, par une bizarrerie dont il serait difficile de rendre raison, s’imaginait être chez cette dame ; un gros bouquet de violettes tomba par terre, et mon âme, s’éveillant alors, rentra chez elle, amenant à sa suite la raison et la réalité. Comme on l’imagine, elle désapprouva fortement tout ce qui s’était passé en son absence, et c’est ici que commence le dialogue qui fait l’objet de ce chapitre.

Jamais mon âme n’avait été si mal reçue. Les reproches qu’elle s’avisa de faire dans ce moment critique achevèrent de brouiller le ménage : ce fut une révolte, une insurrection formelle.

« Quoi donc : dit mon âme, c’est ainsi que, pendant mon absence, au lieu de réparer vos forces par un sommeil paisible, et vous rendre par là plus propre à exécuter mes ordres, vous vous avisez insolemment (le terme était un peu fort) de vous livrer à des transports que ma volonté n’a pas sanctionnés ? »

Peu accoutumée à ce ton de hauteur, l’autre lui repartit en colère :

« Il vous sied bien, Madame (pour éloigner de la discussion toute idée de familiarité), il vous sied bien de vous donner des airs de décence et de vertu ! Eh ! n’est-ce pas aux écarts de votre imagination et à vos extravagantes idées que je dois tout ce qui vous déplaît en moi ? Pourquoi n’étiez-vous pas là ? — Pourquoi auriez-vous le droit de jouir sans moi, dans les fréquents voyages que vous faites toute seule ? — Ai-je jamais désapprouvé vos séances dans l’Empyrée ou dans les Champs-Elysées, vos conversations avec les intelligences, vos spéculations profondes (un peu de raillerie comme on voit), vos châteaux en Espagne, vos systèmes sublimes ? Et je n’aurais pas le droit, lorsque vous m’abandonnez ainsi, de jouir des bienfaits que m’accorde la nature et des plaisirs qu’elle me présente ! »