Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Xavier de Maistre, Expédition nocturne autour de ma chambre

Chapitre XIII

Le temps était serein : la voie lactée, comme un léger nuage, partageait le ciel ; un doux rayon partait de chaque étoile pour venir jusqu’à moi, et, lorsque j’en examinais une attentivement, ses compagnes semblaient scintiller plus vivement pour attirer mes regards.

C’est un charme toujours nouveau pour moi que celui de contempler le ciel étoilé, et je n’ai pas à me reprocher d’avoir fait un seul voyage, ni même une simple promenade nocturne, sans payer le tribut d’admiration que je dois aux merveilles du firmament. Quoique je sente toute l’impuissance de ma pensée dans ces hautes méditations, je trouve un plaisir inexprimable à m’en occuper. J’aime à penser que ce n’est point le hasard qui conduit jusqu’à mes yeux cette émanation des mondes éloignés, et chaque étoile verse avec sa lumière un rayon d’espérance dans mon cœur ! Et quoi ! ces merveilles n’auraient-elles d’autre rapport avec moi que celui de briller à mes yeux ? Et ma pensée qui s’élève jusqu’à elles, mon cœur qui s’émeut à leur aspect, leur seraient-ils étrangers ?… Spectateur éphémère d’un spectacle éternel, l’homme lève un instant les yeux vers le ciel, et les referme pour toujours ; mais, pendant cet instant rapide qui lui est accordé, de tous les points du ciel et depuis les bornes de l’univers, un rayon consolateur part de chaque monde et vient frapper ses regards, pour lui annoncer qu’il existe un rapport entre l’immensité et lui, et qu’il est associé à l’éternité.

Chapitre XVIII

Tout homme qui entre en conversation avec une belle en disant un bon mot ou en faisant un compliment, quelque flatteur qu’il puisse être, laisse entrevoir des prétentions qui ne doivent paraître que lorsqu’elles commencent à être fondées. En outre, s’il fait de l’esprit, il est évident qu’il cherche à briller, et par conséquent qu’il pense moins à sa dame qu’à lui-même. Or, les dames veulent qu’on s’occupe d’elles ; et, quoiqu’elles ne fassent pas toujours exactement les mêmes réflexions que je viens d’écrire, elles possèdent un sens exquis et naturel qui leur apprend qu’une phrase triviale, dite par le seul motif de lier la conversation et de s’approcher d’elles, vaut mille fois mieux qu’un trait d’es-prit inspiré par la vanité, et mieux encore (ce qui paraîtra bien étonnant) qu’une épître dédicatoire en vers. Bien plus, je soutiens (dût mon sentiment être regardé comme un paradoxe) que cet esprit léger et brillant de la conversation n’est pas même nécessaire dans la plus longue liaison, si c’est vraiment le cœur qui l’a formée ; et, malgré tout ce que les personnes qui n’ont aimé qu’à demi disent des longs intervalles que laissent entre eux les sentiments vifs de l’amour et de l’amitié, la journée est toujours courte lorsqu’on la passe auprès de son amie, et le silence est aussi intéressant que la discussion.

Chapitre XXIII

J’avais observé, dans le cours de ma vie, que, lorsque j’étais amoureux suivant la méthode ordinaire, mes sensations ne répondaient jamais à mes espérances, et que mon imagination se voyait déjouée dans tous ses plans. En y réfléchissant avec attention, je pensai que, s’il m’était possible d’étendre le sentiment qui me porte à l’amour individuel sur tout le sexe qui en est l’objet, je me procurerais des jouissances nouvelles sans me compromettre en aucune façon. Quel reproche, en effet, pourrait-on faire à un homme qui se trouverait pourvu d’un cœur assez énergique pour aimer toutes les femmes aimables de l’univers ? Oui, madame, je les aime toutes, et non seulement celles que je connais ou que j’espère rencontrer, mais toutes celles qui existent sur la surface de la terre. Bien plus, j’aime toutes les femmes qui ont existé, et celles qui existeront, sans compter un bien plus grand nombre encore que mon imagination tire du néant : toutes les femmes possibles enfin sont comprises dans le vaste cercle de mes affections.

Chapitre XXXVII

O minuit ! … heure terrible ! Je ne suis pas superstitieux, mais cette heure m’inspira toujours une espèce de crainte, et j’ai le pressentiment que, si jamais je venais à mourir, ce serait à minuit. Je mourrai donc un jour ? Comment ! je mourrai ? moi qui parle, moi qui me sens et qui me touche, je pourrais mourir ? J’ai quelque peine à le croire : car enfin, que les autres meurent, rien n’est plus naturel ; on voit cela tous les jours, on les voit passer, on s’y habitue ; mais mourir soi-même ! mourir en personne ! c’est un peu fort. Et vous, messieurs, qui prenez ces réflexions pour du galimatias, apprenez que telle est la manière de penser de tout le monde, et la vôtre vous-même. Personne ne songe qu’il doit mourir. S’il existait une race d’hommes immortels, l’idée de la mort les effrayerait plus que nous.