Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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George Sand, Histoire de ma vie

Pemière partie : Histoire d’une famille, de Fontenoy à Marengo

I

[…] J’éprouvais, je l’avoue, un dégoût mortel à occuper le public de ma personnalité, qui n’a rien de saillant, lorsque je me sentais le cœur et la tête remplis de personnalités plus fortes, plus logiques, plus complètes, plus idéales, de types supérieurs à moi-même, de personnages de romans en un mot. Je sentais qu’il ne faut parler de soi au public qu’une fois en sa vie, très sérieusement, et n’y plus revenir.

[…]

[…] Je sais bien que je n’écris pas pour le genre humain. Le genre humain a bien d’autres affaires en tête que de se mettre au courant d’une collection de romans et de lire l’histoire d’un individu étranger au monde officiel. Les gens de mon métier n’écrivent jamais que pour un certain nombre de personnes placées dans des situations ou perdues dans des rêveries analogues à celles qui les occupent. Je ne craindrai donc pas d’être outrecuidante en priant ceux qui n’ont rien de mieux à faire de relire certaines pages de moi pour compléter celles qu’ils ont sous les yeux.

VII

Ce qui m’occupe en ce moment, le petit fait littéraire que j’analyse, n’est pas indigne d’occuper un seul instant mon lecteur. Qu’il se rappelle ou qu’il apprenne, s’il ne le sait, la conclusion des Brigands travestis de Schiller. Comme invention historique, ce dénouement placé au quinzième siècle est vraiment à mourir de rire ; mais comme pressentiment révolutionnaire, il est très intéressant. Charles Moor, c’est-à-dire Robert, chef de brigands, se couvre de tant de gloire et fait tant de belles choses, que la société se réconcilie avec lui ; le césar germanique lui tend les bras, sa maîtresse persévère dans son amour et l’épouse ; son père le bénit, les populations vont le porter en triomphe, et désormais l’Allemagne régénérée va adopter les principes des brigands de Robert et placer ses hommes d’élite à la tête de ses armées et de son gouvernement. En d’autres termes, la Montagne l’emporte, Robespierre va régner ; le monde est revenu de ses erreurs. La Terreur a passé sur la terre comme un nuage rempli d’une rosée bienfaisante. Le glaive de la guillotine a épuré l’humanité. Ces hommes méconnus qu’on traitait hier de brigands et d’assassins vont être demain les archanges de la révolution. Ils ont terrassé le diable, ils ouvrent aux peuples réconciliés le chemin du ciel. Hercule a béni leurs travaux. La fin a justifié les moyens. Voilà la doctrine terroriste ; ce n’est pas la mienne ; mais de quoi vous plaignez-vous, vous tous qui avez servi le despotisme ? Est-ce que ce n’est pas la vôtre aussi ?

Erreur de nos pères, je te déplore et ne te maudis pas !… […]

XIV

Mais si je continue l’histoire de mon père, on me dira peut-être que je tarde bien à tenir la promesse que j’ai faite de raconter ma propre histoire. Faut-il que je rappelle ici ce que j’ai dit au commencement de mon livre ? Tout lecteur a la mémoire courte, et au risque de me répéter, je résumerai de nouveau ma pensée sur le travail que j’ai entrepris.

Toutes les existences sont solidaires les unes des autres, et tout être humain qui présenterait la sienne isolément, sans la rattacher à celle de ses semblables, n’offrirait qu’une énigme à débrouiller. […]

[…]

Ceci posé, et pour n’y plus revenir, j’affirme que je ne pourrais pas raconter et expliquer ma vie sans avoir raconté et fait comprendre celle de mes parents. C’est aussi nécessaire dans l’histoire des individus que dans l’histoire du genre humain. Lisez à part une page de la Révolution ou de l’Empire, vous n’y comprendrez rien si vous ne connaissez toute l’histoire antérieure de la Révolution et de l’Empire ; et pour comprendre la Révolution et l’Empire, encore vous faut-il connaître toute l’histoire de l’humanité. Je raconte ici une histoire intime. L’humanité a son histoire intime dans chaque homme. Il faut donc que j’embrasse une période d’environ cent ans pour raconter quarante ans de ma vie.

Deuxième partie : Mes premières années – 1800-1810

II

Il y a dans certaines existences un moment où nos facultés de bonheur, de confiance et d’ivresse atteignent leur apogée. Puis, comme si notre âme n’y pouvait plus suffire, le doute et la tristesse étendent sur nous un nuage qui nous enveloppe à jamais ; ou bien est-ce la destinée qui s’obscurcit en effet, et sommes-nous condamnés à descendre lentement la pente que nous avions gravie avec l’audace de la joie ?

XII

[…] Ma mère m’ouvrait instinctivement et tout naïvement le monde du beau en m’associant dès l’âge le plus tendre à toutes ses impressions. Ainsi, quand il y avait un beau nuage, un grand effet de soleil, une eau claire et courante, elle me faisait arrêter en me disant : Voilà qui est joli, regarde. Et tout aussitôt ces objets que je n’eusse peut-être pas remarqués de moi-même, me révélaient leur beauté, comme si ma mère avait eu une clef magique pour ouvrir mon esprit au sentiment inculte mais profond qu’elle en avait elle-même. Je me souviens que notre compagne de voyage ne comprenait rien aux naïves admirations que ma mère me faisait partager, et qu’elle disait souvent : « Oh ! mon Dieu, madame Dupin, que vous êtes drôle avec votre petite fille ! » Et pourtant je ne me rappelle pas que ma mère m’ait jamais fait une phrase. Je crois qu’elle en eût été bien empêchée, car c’est à peine si elle savait écrire à cette époque et elle ne se piquait point d’une vaine et inutile orthographe. Et pourtant elle parlait purement, comme les oiseaux chantent sans avoir appris à chanter. Elle avait la voix douce et la prononciation distinguée. Ses moindres paroles me charmaient ou me persuadaient.

Comme elle était véritablement infirme sous le rapport de la mémoire et n’avait jamais pu enchaîner deux faits dans son esprit, elle s’efforçait de combattre en moi cette infirmité, qui, à bien des égards, a été héréditaire. Aussi me disait-elle à chaque instant : « Il faudra te souvenir de ce que tu vois là, » et chaque fois qu’elle a pris cette précaution, je me suis souvenue en effet. Ainsi, en voyant les liserons en fleur, elle me dit : « Respire-les, cela sent le bon miel ; et ne les oublie pas ! » C’est donc la première révélation de l’odorat que je me rappelle, et par un lien de souvenirs et de sensations que tout le monde connaît sans pouvoir l’expliquer, je ne respire jamais des fleurs de liseron-vrille sans voir l’endroit des montagnes espagnoles et le bord du chemin où j’en cueillis pour la première fois.

XIV

C’était donc une organisation magnifique. Elle avait tant d’esprit naturel que, quand elle n’était pas paralysée par sa timidité, qui était extrême avec certaines gens, elle en était étincelante. Jamais je n’ai entendu railler et critiquer comme elle savait le faire, et il ne faisait pas bon de lui avoir déplu. Quand elle était bien à son aise, c’était le langage incisif, comique et pittoresque de l’enfant de Paris, auquel rien ne peut être comparé chez aucun peuple du monde, et au milieu de tout cela, il y avait des éclairs de poésie, des choses senties et dites comme on ne les dit plus quand on s’en rend compte et qu’on sait les dire. Elle n’avait aucune vanité de son intelligence et ne s’en doutait même pas. Elle était sûre de sa beauté sans en être fière, et disait naïvement qu’elle n’avait jamais été jalouse de celle des autres, se trouvant assez bien partagée sous ce rapport-là. Mais ce qui la tourmentait, par rapport à mon père, c’était la supériorité d’intelligence et d’éducation qu’elle supposait aux femmes du monde. Cela prouve combien elle était modeste naturellement ; car les dix-neuf vingtièmes des femmes que j’ai connues dans toutes les positions sociales étaient de véritables idiotes auprès d’elle. J’en ai vu qui la regardaient par-dessus l’épaule et qui, en la voyant réservée et craintive, s’imaginaient qu’elle avait honte de sa sottise et de sa nullité ; mais qu’elles eussent essayé de piquer l’épiderme, le volcan eût fait irruption et les eût lancées un peu loin.

Avec tout cela, il faut bien le dire, c’était la personne la plus difficile à manier qu’il y eût au monde. J’en étais venue à bout dans ses dernières années, mais ce n’était pas sans peine et sans souffrance. Elle était irascible au dernier point, et pour la calmer il fallait feindre d’être irritée. La douceur et la patience l’exaspéraient, le silence la rendait folle, et c’est pour l’avoir trop respectée que je l’ai trouvée longtemps injuste avec moi. Il ne me fut jamais possible de m’emporter avec elle, ses colères m’affligeaient sans trop m’offenser ; je voyais en elle un enfant terrible qui se dévorait lui-même, et je souffrais trop du mal qu’elle se faisait, pour m’occuper de celui qu’elle croyait me faire. Mais je pris sur moi de lui parler avec une certaine sévérité, et son âme, qui avait été si tendre pour moi dans mon enfance, se laissa enfin vaincre et persuader. J’ai bien souffert pour en arriver là ; mais ce n’est pas encore ici le moment de le dire.

Il faut pourtant la peindre tout entière, cette femme qui n’a pas été connue, et l’on ne comprendrait pas le mélange de sympathie et de répulsion, de confiance et d’effroi qu’elle inspira toujours à ma grand’mère (et à moi longtemps), si je ne disais toutes les forces et toutes les faiblesses de son âme. Elle était pleine de contrastes, c’est pour cela qu’elle a été beaucoup aimée et beaucoup haïe ; elle-même. à certains égards, j’ai beaucoup d’elle, mais en moins bon et en moins rude : je suis une empreinte très affaiblie par la nature, ou très modifiée par l’éducation. Je ne suis capable ni de ses rancunes ni de ses éclats ; mais quand du mauvais mouvement je reviens au bon, je n’ai pas le même mérite, parce que mon dépit n’a jamais été de la fureur et mon éloignement jamais de la haine. Pour passer ainsi d’une passion extrême à une autre, pour adorer ce qu’on vient de maudire et caresser ce qu’on a brisé, il faut une rare puissance. J’ai vu cent fois ma mère outrager jusqu’au sang, et puis tout à coup reconnaître qu’elle allait trop loin, fondre en larmes et relever jusqu’à l’adoration ce qu’elle avait injustement foulé aux pieds.

Avare pour elle-même, elle était prodigue pour les autres. Elle lésinait sur des riens, et puis, tout à coup, elle craignait d’avoir mal agi et donnait trop. Elle avait d’admirables naïvetés. Lorsqu’elle était en train de médire de ses ennemis, si Pierret, pour user vite son dépit, ou tout bonnement parce qu’il voyait par ses yeux, enchérissait sur ses malédictions, elle changeait tout à coup. « Pas du tout, Pierret, disait-elle, vous déraisonnez. Vous ne vous apercevez pas que je suis en colère, que je dis des choses qui ne sont pas justes et que dans un instant je serai désolée d’avoir dites. »

Cela est arrivé bien souvent à propos de moi ; si elle croyait avoir à s’en plaindre, elle éclatait en reproches terribles, et j’ose le dire fort peu mérités. Pierret ou quelque autre voulait-il qu’elle eût raison : « Vous en avez menti, s’écriait-elle, ma fille est excellente, je ne connais rien de meilleur qu’elle, et vous aurez beau faire, je l’aimerai plus que vous. »

Elle était rusée comme un renard et tout à coup naïve comme un enfant. Elle mentait sans le savoir de la meilleure foi du monde. Son imagination et l’ardeur de son sang l’emportant toujours, elle vous accusait des plus incroyables méfaits, et puis tout à coup s’arrêtait et disait : « Mais ce n’est pas vrai, ce que je dis là ; non, il n’y a pas un mot de vrai, je l’ai rêvé ! »

Troisième partie : De l’enfance à la jeunesse – 1810-1819

II

[…] La soirée me paraissait bien longue aussi. Il fallait que ma mère prît des cartes et fît la partie des grands parents, ce qui ne l’amusait pas non plus, mon oncle étant beau joueur et ne se fâchant pas comme Deschartres, et la mère la Marlière gagnant toujours parce qu’elle trichait. Elle convenait elle-même que le jeu sans tricherie l’ennuyait, c’est pourquoi elle ne voulait point jouer d’argent 1.

[…]

Mais qu’on se figure l’existence d’un enfant qui n’a point sucé les préjugés de la naissance avec le lait de sa mère, au milieu de ces tristes personnages d’un enjouement glacial ou d’une gravité lugubre ! J’étais déjà très artiste sans le savoir, artiste dans ma spécialité, qui est l’observation des personnes et des choses. Bien longtemps avant de savoir que ma vocation serait de peindre bien ou mal des caractères et de décrire des intérieurs, je subissais avec tristesse et lassitude les instincts de cette destinée. Je commençais à ne pouvoir plus m’abstraire dans mes rêveries, et malgré moi, le monde extérieur, la réalité, venait me presser de tout son poids et m’arracher aux chimères dont je m’étais nourrie dans la liberté de ma première existence. Malgré moi, je regardais et j’étudiais ces visages ravagés par la vieillesse, que ma grand’mère trouvait encore beaux par habitude, et qui me paraissaient d’autant plus affreux que je les entendais vanter dans le passé. J’analysais les expressions de physionomie, les attitudes, les manières, le vide des paroles oiseuses, la lenteur des mouvements, les infirmités, les perruques, les verrues, l’embonpoint désordonné, la maigreur cadavéreuse, toutes ces laideurs, toutes ces tristesses de la vieillesse qui choquent quand elles ne sont pas supportées avec bonhomie et simplicité. J’aimais la beauté, et sous ce rapport, la figure sereine, fraîche et indestructiblement belle de ma grand’mère ne blessait jamais mes regards ; mais, en revanche, la plupart des autres me contristaient, et leurs discours me jetaient dans un ennui profond. J’aurais voulu ne point voir, ne point entendre. Ma nature scrutatrice me forçait à regarder, à écouter, à ne rien perdre, à ne rien oublier, et cette faculté naissante redoublait mon ennui en s’exerçant sur des objets aussi peu attrayants.

VIII

Vers l’âge de douze ans, je m’essayai à écrire ; mais cela ne dura qu’un instant ; je fis plusieurs descriptions, une de la vallée Noire, vue d’un certain endroit où j’allais souvent me promener, et l’autre d’une nuit d’été avec clair de lune. C’est tout ce que je me rappelle, et ma grand’mère eut la bonté de déclarer à qui voulait la croire que c’était des chefs-d’œuvre. D’après les phrases qui me sont restées dans la mémoire2, ces chefs d’œuvre-là étaient bons à mettre au cabinet. Mais ce que je me rappelle avec plus de plaisir, c’est que, malgré les imprudents éloges de ma bonne maman, je ne fus nullement enivrée de mon petit succès. J’avais dès lors un sentiment que j’ai toujours conservé : c’est qu’aucun art ne peut rendre le charme et la fraîcheur de l’impression produite par les beautés de la nature, de même que rien dans l’expression ne peut atteindre à la force et à la spontanéité de nos émotions intimes. Il y a dans l’âme quelque chose de plus que dans la forme. L’enthousiasme, la rêverie, la passion, la douleur n’ont pas d’expression suffisante dans le domaine de l’art, quel que soit l’art, quel que soit l’artiste. J’en demande pardon aux maîtres : je les vénère et les chéris, mais ils ne m’ont jamais rendu ce que la nature m’a donné, ce que moi-même j’ai senti mille fois l’impossibilité de rendre aux autres. L’art me semble une aspiration éternellement impuissante et incomplète, de même que toutes les manifestations humaines. Nous avons, pour notre malheur, le sentiment de l’infini, et toutes nos expressions ont une limite rapidement atteinte ; ce sentiment même est vague en nous et les satisfactions qu’il nous donne sont une espèce de tourment.

Quatrième partie : Du mysticisme à l’indépendance – 1819-1832

III

Mon frère retourna à son régiment. Le vieux chevalier de Lacoux, qui était venu nous voir et qui me faisait beaucoup travailler la harpe, nous quitta aussi. Je restai seule à Nohant, pendant tout l’hiver, avec ma grand’mère et Deschartres.

Jusqu’à ce moment, malgré l’agréable compagnie de ces divers hôtes, j’avais lutté en vain contre une profonde mélancolie. Je ne pouvais pas toujours la dissimuler, mais jamais je n’en voulus dire la cause, pas même à Pauline ou à mon frère, qui s’étonnaient de mes abattements et de mes préoccupations. Cette cause, que je laissais attribuer à une disposition maladive ou à un vague ennui, était bien claire en moi-même : je regrettais le couvent. J’avais le mal du couvent comme on a le mal du pays. Je ne pouvais pas m’ennuyer, ayant une vie assez remplie ; mais je sentais tout me déplaire, quand je comparais même mes meilleurs moments aux placides et régulières journées du cloître, aux amitiés sans nuages, au bonheur sans secousses que j’avais à jamais laissés derrière moi. Mon âme, déjà lassée dès l’enfance, avait soif de repos, et là seulement j’avais goûté les premières émotions de l’enthousiasme religieux, presque une année de quiétude absolue. J’y avais oublié tout ce qui était le passé : j’y avais rêvé l’avenir semblable au présent. Mon cœur aussi s’était fait comme une habitude d’aimer beaucoup de personnes à la fois et de leur communiquer ou de recevoir d’elles un continuel aliment à la bienveillance et à l’enjouement.

Je l’ai dit, mais je le dirai encore une fois, au moment d’enterrer ce rêve de vie claustrale dans mes lointains mais toujours tendres souvenirs : l’existence en commun avec des êtres doucement aimables et doucement aimés est l’idéal du bonheur. L’affection vit de préférences ; mais dans ce genre de société fraternelle, où une croyance quelconque sert de lien, les préférences sont si pures et si saines qu’elles augmentent les sources du cœur au lieu de les épuiser. On est d’autant meilleur et facilement généreux avec les amis secondaires, qu’on sent devoir leur prodiguer l’obligeance et les bons procédés, en dédommagement de l’admiration enthousiaste qu’on réserve pour des êtres plus directement sympathiques. On a dit souvent qu’une belle passion élargissait l’âme. Quelle plus belle passion que celle de la fraternité évangélique ? Je m’étais sentie vivre de toute ma vie dans ce milieu enchanté ; je m’étais sentie dépérir depuis, jour par jour, heure par heure, et sans bien me rendre toujours compte de ce qui me manquait, tout en cherchant parfois à m’étourdir et à m’amuser comme il convenait à l’innocence de mon âge, j’éprouvais dans la pensée un vide affreux, un dégoût, une lassitude de toutes choses et de toutes personnes autour de moi.

VI

Je m’isolais donc, par la volonté, à dix-sept ans, de l’humanité présente. Les lois de propriété, d’héritage, de répression meurtrière, de guerre litigieuse ; les privilèges de fortune et d’éducation ; les préjugés du rang et ceux de l’intolérance morale ; la puérile oisiveté des gens du monde ; l’abrutissement des intérêts matériels ; tout ce qui est d’institution ou de coutume païenne dans une société soidisant chrétienne, me révoltait si profondément, que j’étais entraînée à protester, dans mon âme, contre l’œuvre des siècles. Je n’avais pas la notion du progrès, qui n’était pas populaire alors, et qui ne m’était pas arrivée par mes lectures. Je ne voyais donc pas d’issue à mes angoisses, et l’idée de travailler, même dans mon milieu obscur et borné, pour hâter les promesses de l’avenir, ne pouvait se présenter à moi.

Ma mélancolie devint donc de la tristesse, et ma tristesse de la douleur. De là au dégoût de la vie et au désir de la mort il n’y a qu’un pas. Mon existence domestique était si morne, si endolorie, mon corps si irrité par une lutte continuelle contre l’accablement, mon cerveau si fatigué de pensées sérieuses trop précoces, et de lectures trop absorbantes aussi pour mon âge, que j’arrivai à une maladie morale très grave : l’attrait du suicide.

[…] Cela prenait la forme d’une idée fixe et frisait par moments la monomanie. C’était l’eau surtout qui m’attirait comme un charme mystérieux. Je ne me promenais plus qu’au bord de la rivière, et, ne songeant plus à rechercher les sites agréables, je la suivais machinalement jusqu’à ce que j’eusse trouvé un endroit profond. Alors, arrêtée sur le bord et comme enchaînée par un aimant, je sentais dans ma tête comme une gaieté fébrile en me disant : « Comme c’est aisé ! Je n’aurais qu’un pas à faire ! »

D’abord cette manie eut son charme étrange, et je ne la combattis pas, me croyant bien sûre de moi-même ; mais elle prit une intensité qui m’effraya. Je ne pouvais plus m’arracher de la rive aussitôt que j’en formais le dessein, et je commençais à me dire : Oui ou Non ? assez souvent et assez longtemps pour risquer d’être lancée par le oui au fond de cette eau transparente qui me magnétisait.

IX

C’est dans l’hôtel qu’ils avaient meublé que je trouvai, au fond d’une seconde cour plantée en jardin, un petit pavillon où mon fils Maurice vint au monde, le 30 juin 1823, sans encombre et très vivace. Ce fut le plus beau moment de ma vie que celui où, après une heure de profond sommeil qui succéda aux douleurs terribles de cette crise, je vis en m’éveillant ce petit être endormi sur mon oreiller. J’avais tant rêvé de lui d’avance et j’étais si faible, que je n’étais pas sûre de ne pas rêver encore. Je craignais de remuer et de voir la vision s’envoler comme les autres jours.

On me tint au lit beaucoup plus longtemps qu’il ne fallait. C’est l’usage à Paris de prendre plus de précautions pour les femmes dans cette situation qu’on ne le fait dans nos campagnes. Quand je fus mère pour la seconde fois, je me levai le second jour et m’en trouvai fort bien.

[…]

Je passai l’automne et l’hiver suivant à Nohant, tout occupée de Maurice. Au printemps de 1824, je fus prise d’un grand spleen dont je n’aurais pu dire la cause. Elle était dans tout et dans rien. Nohant était amélioré, mais bouleversé ; la maison avait changé d’habitudes, le jardin avait changé d’aspect. Il y avait plus d’ordre, moins d’abus dans la domesticité ; les appartements étaient mieux tenus, les allées plus droites, l’enclos plus vaste ; on avait fait du feu avec les arbres morts, on avait tué les vieux chiens infirmes et malpropres, vendu les vieux chevaux hors de service, renouvelé toutes choses, en un mot. C’était mieux, à coup sûr. Tout cela d’ailleurs occupait et satisfaisait mon mari. J’approuvais tout et n’avais raisonnablement rien à regretter ; mais l’esprit a ses bizarreries. Quand cette transformation fut opérée, quand je ne vis plus le vieux Phanor s’emparer de la cheminée et mettre ses pattes crottées sur le tapis, quand on m’apprit que le vieux paon qui mangeait dans la main de ma grand’mère ne mangerait plus les fraises du jardin, quand je ne retrouvai plus les coins sombres et abandonnés où j’avais promené mes jeux d’enfant et les rêveries de mon adolescence, quand, en somme, un nouvel intérieur me parla d’un avenir où rien de mes joies et de mes douleurs passées n’allait entrer avec moi, je me troublai, et sans réflexion, sans conscience d’aucun mal présent, je me sentis écrasée d’un nouveau dégoût de la vie qui prit encore un caractère maladif.

Un matin en déjeunant, sans aucun sujet immédiat de contrariété, je me trouvai subitement étouffée par les larmes. Mon mari s’en étonna. Je ne pouvais rien lui expliquer, sinon que j’avais déjà éprouvé de semblables accès de désespoir sans cause, et que probablement j’étais un cerveau faible ou détraqué. Ce fut son avis, et il attribua au séjour de Nohant, à la perte encore trop récente de ma grand’mère, dont tout le monde l’entretenait d’une façon attristante, à l’air du pays, à des causes extérieures enfin, l’espèce d’ennui qu’il éprouvait lui-même en dépit de la chasse, de la promenade et de l’activité de sa vie de propriétaire. Il m’avoua qu’il ne se plaisait point du tout en Berry et qu’il aimerait mieux essayer de vivre partout ailleurs. Nous convînmes d’essayer, et nous partîmes pour le Plessis.

[…]

À cinquante ans, je suis exactement ce que j’étais alors. J’aime la rêverie, la méditation et le travail ; mais, au delà d’une certaine mesure, la tristesse arrive, parce que la réflexion tourne au noir, et si la réalité m’apparaît forcément dans ce qu’elle a de sinistre, il faut que mon âme succombe, ou que la gaieté vienne me chercher.

Or, j’ai besoin absolument d’une gaieté saine et vraie. Celle qui est égrillarde me dégoûte, celle qui est de bel esprit m’ennuie. La conversation brillante me plaît à écouter quand je suis disposée au travail de l’attention ; mais je ne peux supporter longtemps aucune espèce de conversation suivie sans éprouver une grande fatigue. Si c’est sérieux, cela me fait l’effet d’une séance politique ou d’une conférence d’affaires ; si c’est méchant, ce n’est plus gai pour moi. Dans une heure, quand on a quelque chose à dire ou à entendre, on a épuisé le sujet, et après cela on ne fait plus qu’y patauger. Je n’ai pas, moi, l’esprit assez puissant pour traiter de plusieurs matières graves successivement, et c’est peut-être pour me consoler de cette infirmité que je me persuade, en écoutant les gens qui parlent beaucoup, que personne n’est fort en paroles plus d’une heure par jour.

Que faire donc pour égayer les heures de la vie en commun dans l’intimité de tous les jours ? Parler politique occupe les hommes en général, parler toilette dédommage les femmes. Je ne suis ni homme ni femme sous ces rapports-là ; je suis enfant. Il faut qu’en faisant quelque ouvrage de mes mains, qui amuse mes yeux, ou quelque promenade qui occupe mes jambes, j’entende autour de moi un échange de vitalité qui ne me fasse pas sentir le vide et l’horreur des choses humaines. Accuser, blâmer, soupçonner, maudire, railler, condamner, voilà ce qu’il y a au bout de toute causerie politique ou littéraire, car la sympathie, la confiance et l’admiration ont malheureusement des formules plus concises que l’aversion, la critique et le commérage. Je n’ai pas la sainteté infuse avec la vie, mais j’ai la poésie pour condition d’existence, et tout ce qui tue trop cruellement le rêve du bon, du simple et du vrai, qui seul me soutient contre l’effroi du siècle, est une torture à laquelle je me dérobe autant qu’il m’est possible.

X

Il est temps que je parle de mon frère, qui déjà m’avait causé d’assez vifs chagrins, et qui vivait tantôt chez moi, tantôt à La Châtre, tantôt à Paris.

Il s’était marié, peu de temps après moi, avec mademoiselle Émilie de Villeneuve, une personne excellente et riche relativement, qui possédait une maison à Paris, et devait hériter bientôt d’une terre voisine de la nôtre. Il ne gérait pas très bien dès lors sa petite fortune. Tour à tour occupé de ses intérêts matériels avec une inquiétude fiévreuse, et absorbé par la malheureuse passion du vin du cru, si répandue chez les campagnards berrichons, que s’en abstenir à un certain âge est presque un fait exceptionnel, il diminua plus qu’il n’augmenta le bien-être de sa famille et se vit souvent tourmenté de dettes dont il noyait le souci dans l’ivresse.

Cette absurde et funeste infirmité, car je ne puis considérer l’ivrognerie que comme une maladie lente et obstinée, fut le tombeau d’une des plus charmantes intelligences, d’un des meilleurs cœurs et d’un des plus aimables caractères que j’aie jamais rencontrés. Mon frère avait beaucoup de l’esprit et de l’âme de notre père, comme il avait beaucoup de son air et de sa tournure dans sa jeunesse. Mais, dès l’âge de trente ans, l’épaississement moral et physique effaça cette ressemblance, et il entra avec acharnement dans un système de suicide où son caractère se dénatura, où ses facultés s’éteignirent, où son cœur même s’aigrit et où son corps survécut de quelques années à son âme.

De là des souffrances et des malheurs réels autour de lui ; mais, hélas, dans ce résumé de haute équité, que les morts ne nous permettent pas seulement, mais qu’ils nous commandent de faire de leur vie, je sens combien ses torts furent involontaires, et combien l’être moral qui est aujourd’hui délivré d’un fatal abrutissement, était nativement inoffensif, intelligent et bon. Un commerce égal et sensé lui était devenu impossible dans les dernières années de sa vie ; mais, en rassemblant, dans cette vie morcelée par l’aliénation périodique de l’ivresse, toutes les heures de lucidité où il fut lui-même, on pourrait encore reconstruire une vie précieuse et des souvenirs bénis.

[…]

Le mariage est beau pour les amants et utile pour les saints.

En dehors des saints et des amants, il y a une foule d’esprits ordinaires et de cœurs paisibles qui ne connaissent pas l’amour et qui ne peuvent atteindre à la sainteté.

Le mariage est le but suprême de l’amour. Quand l’amour n’y est plus ou n’y est pas, reste le sacrifice. – Très bien pour qui comprend le sacrifice. Cela suppose une dose de cœur et un degré d’intelligence qui ne courent pas les rues.

Il y a au sacrifice des compensations que l’esprit vulgaire peut apprécier. L’approbation du monde, la douceur routinière de l’usage, une petite dévotion tranquille et sensée qui ne tient pas à s’exalter, ou bien de l’argent, c’est-à-dire des jouets, des chiffons, du luxe : que sais-je ? mille petites choses qui font oublier qu’on est privé de bonheur.

Alors tout est bien apparemment, puisque le grand nombre est vulgaire ; c’est une infériorité de jugement et de bon sens que de ne pas se contenter des goûts du vulgaire.

Il n’y a peut-être pas de milieu entre la puissance des grandes âmes qui fait la sainteté, et le commode hébétement des petits esprits qui fait l’insensibilité.

— Si fait, il y a un milieu : c’est le désespoir.

XIII

Et puis encore j’étais avide de me déprovincialiser et de me mettre au courant des choses, au niveau des idées et des formes de mon temps. J’en sentais la nécessité, j’en avais la curiosité ; excepté les œuvres les plus saillantes, je ne connaissais rien des arts modernes ; j’avais surtout soif du théâtre.

Je savais bien qu’il était impossible à une femme pauvre de se passer ces fantaisies. Balzac disait : « On ne peut pas être femme à Paris à moins d’avoir 25 mille francs de rente. » Et ce paradoxe d’élégance devenait une vérité pour la femme qui voulait être artiste.

Pourtant je voyais mes jeunes amis berrichons, mes compagnons d’enfance, vivre à Paris avec aussi peu que moi et se tenir au courant de tout ce qui intéresse la jeunesse intelligente. Les événements littéraires et politiques, les émotions des théâtres et des musées, des clubs et de la rue, ils voyaient tout, ils étaient partout. J’avais d’aussi bonnes jambes qu’eux et de ces bons petits pieds du Berry qui ont appris à marcher dans les mauvais chemins, en équilibre sur de gros sabots. Mais sur le pavé de Paris, j’étais comme un bateau sur la glace. Les fines chaussures craquaient en deux jours, les socques me faisaient tomber, je ne savais pas relever ma robe, j’étais crottée, fatiguée, enrhumée, et je voyais chaussures et vêtements, sans compter les petits chapeaux de velours arrosés par les gouttières, s’en aller en ruine avec une effrayante rapidité.

J’avais déjà fait ces remarques et ces expériences avant de songer à m’établir à Paris, et j’avais posé ce problème à ma mère, qui y vivait très élégante et très aisée avec 3,500 francs de rente : comment suffire à la plus modeste toilette dans cet affreux climat, à moins de vivre enfermée dans sa chambre sept jours sur huit ? Elle m’avait répondu : « C’est très possible à mon âge et avec mes habitudes ; mais quand j’étais jeune et que ton père manquait d’argent, il avait imaginé de m’habiller en garçon. Ma sœur en fit autant, et nous allions partout à pied avec nos maris, au théâtre, à toutes les places. Ce fut une économie de moitié dans nos ménages. »

[…]

Dès ma jeunesse, dès mon enfance, j’avais eu le rêve de l’amitié idéale, et je m’enthousiasmais pour ces grands exemples de l’antiquité, où je n’entendais pas malice. Il me fallut, dans la suite, apprendre qu’elle était accompagnée de cette déviation insensée ou maladive dont Cicéron disait : Quis est enim iste amor amicitiæ ? Cela me causa une sorte de frayeur, comme tout ce qui porte le caractère de l’égarement et de la dépravation. J’avais vu des héros si purs, et il me fallait les concevoir si dépravés ou si sauvages ! Aussi fus-je saisie de dégoût jusqu’à la tristesse quand, à l’âge où l’on peut tout lire, je compris toute l’histoire d’Achille et de Patrocle, d’Harmodius et d’Aristogiton. Ce fut justement le chapitre de Montaigne sur l’amitié qui m’apporta cette désillusion, et dès lors ce même chapitre si chaste et si ardent, cette expression mâle et sainte d’un sentiment élevé jusqu’à la vertu, devint une sorte de loi sacrée applicable à une aspiration de mon âme.

J’étais pourtant blessée au cœur du mépris que mon cher Montaigne faisait de mon sexe quand il disait : « à dire vray, la suffisance ordinaire des femmes n’est pas pour respondre à cette conférence et communication nourrisse de cette sainte cousture : ny leur âme ne semble assez ferme pour soustenir l’estreinte d’un nœud si pressé et si durable. »

En méditant Montaigne dans le jardin d’Ormesson, je m’étais souvent sentie humiliée d’être femme, et j’avoue que dans toute lecture d’enseignement philosophique, même dans les livres saints, cette infériorité morale attribuée à la femme a révolté mon jeune orgueil. « Mais cela est faux ! m’écriais-je ; cette ineptie et cette frivolité que vous nous jetez à la figure, c’est le résultat de la mauvaise éducation à laquelle vous nous avez condamnées, et vous aggravez le mal en le constatant. Placez-nous dans de meilleures conditions, placez-y les hommes aussi ; faites qu’ils soient purs, sérieux et forts de volonté, et vous verrez bien que nos âmes sont sorties semblables des mains du Créateur. »

XIV

Des gens charitables toujours prêts à avilir dans leurs sales pensées la mission de l’artiste, ont dit qu’à cette époque et plus tard j’avais eu les curiosités du vice. Ils en ont menti lâchement ; voilà tout ce que j’ai à leur répondre. Quiconque est poète sait que le poète ne souille pas volontairement son être, sa pensée, pas même son regard, surtout quand ce poète l’est doublement par sa qualité de femme.

Bien que cette existence bizarre n’eût rien que je prétendisse cacher plus tard, je ne l’adoptai pas sans savoir quels effets immédiats elle pouvait avoir sur les convenances et l’arrangement de ma vie. Mon mari la connaissait et n’y apportait ni blâme ni obstacle. Il en était de même de ma mère et de ma tante. J’étais donc en règle vis-à-vis des autorités constituées de ma destinée. Mais, dans tout le reste du milieu où j’avais vécu, je devais rencontrer probablement plus d’un blâme sévère. Je ne voulus pas m’y exposer. Je vis à faire mon choix et à savoir quelles amitiés me seraient fidèles, quelles autres se scandaliseraient. à première vue, je triai un bon nombre de connaissances dont l’opinion m’était à peu près indifférente, et à qui je commençai par ne donner aucun signe de vie. Quant aux personnes que j’aimais réellement et dont je devais attendre quelque réprimande, je me décidai à rompre avec elles sans leur rien dire. « Si elles m’aiment, pensai-je, elles courront après moi, et si elles ne le font pas, j’oublierai qu’elles existent, mais je pourrai toujours les chérir dans le passé ; il n’y aura pas eu d’explication blessante entre nous ; rien n’aura gâté le pur souvenir de notre affection. »

Au fait, pourquoi leur en aurais-je voulu ? Que pouvaient elles savoir de mon but, de mon avenir, de ma volonté ? Savaient-elles, savais-je moi-même, en brûlant mes vaisseaux, si j’avais quelque talent, quelque persévérance ? Je n’avais jamais dit à personne le mot de l’énigme de ma pensée, je ne l’avais pas trouvé encore d’une manière certaine ; et quand je parlais d’écrire, c’était en riant et en me moquant de la chose et de moi-même.

Une sorte de destinée me poussait cependant. Je la sentais invincible et je m’y jetais résolument : non une grande destinée, j’étais trop indépendante dans ma fantaisie pour embrasser aucun genre d’ambition, mais une destinée de liberté morale et d’isolement poétique, dans une société à laquelle je ne demandais que de m’oublier en me laissant gagner sans esclavage le pain quotidien.

XV

Un autre phénomène se produisit encore et que je ne peux en rien expliquer : c’est que j’eus à peine terminé mon premier manuscrit, qu’il s’effaça de ma mémoire, non pas peut-être d’une manière aussi absolue que les nombreux romans que je n’avais jamais écrits, mais au point de ne plus m’apparaître que vaguement. J’aurais cru que l’habitude de préciser les êtres, les passions et les situations fixerait peu à peu mes souvenirs. Il n’en fut rien, et cet oubli où mon cerveau enterre immédiatement les produits de son travail n’a fait que croître et embellir. Si je n’avais pas mes ouvrages sur un rayon, j’oublierais jusqu’à leur titre. On peut me lire un demi-volume de certains romans que je n’ai pas eu à revoir en épreuves depuis quelques semaines, sans que, sauf deux ou trois noms principaux, je devine qu’ils sont de moi. Je me rappelle davantage les circonstances, même insignifiantes, au milieu desquelles j’ai écrit, que les choses mêmes que j’ai écrites, et d’après le souvenir des situations où je me suis trouvée alors, je peux dire que le livre est plus ou moins réussi, plus ou moins manqué. Mais si l’on me posait à l’imprévu en critique devant mes propres ouvrages et qu’on m’en demandât mon opinion, je pourrais répondre de bien bonne foi que je ne les connais pas et qu’il me faut les relire avec attention pour en penser quelque chose.

Cinquième partie : Vie littéraire et intime

VII

J’ai dit précédemment qu’après mon retour d’Italie, 1834, j’avais éprouvé un grand bonheur à retrouver mes enfants, mes amis, ma maison ; mais ce bonheur fut court. Mes enfants ni ma maison ne m’appartenaient, moralement parlant. Nous n’étions pas d’accord, mon mari et moi, sur la gouverne de ces humbles trésors. Maurice ne recevait pas, au collège, l’éducation conforme à ses instincts, à ses facultés, à sa santé. Le foyer domestique subissait des influences tout à fait anormales et dangereuses. C’était ma faute, je l’ai dit, mais ma faute fatalement, et sans que je pusse trouver dans ma volonté, ennemie des luttes journalières et des querelles de ménage, la force de dominer la situation.

Un de mes amis, Dutheil, qui eût voulu rendre possible la durée de cette situation, me disait que je pouvais m’en rendre maîtresse en devenant la maîtresse de mon mari. Cela ne pouvait me convenir en aucune façon. Les approchements sans amour sont quelque chose d’ignoble à envisager. Une femme qui recherche son mari dans le but de s’emparer de sa volonté fait quelque chose d’analogue à ce que font les prostituées pour avoir du pain et les courtisanes pour avoir du luxe. Ce sont de telles réconciliations qui font d’un époux un jouet méprisable et une dupe ridicule.

[…]

Je viens donc de relire les Lettres d’un voyageur de septembre 1834 et de janvier 1835, et j’y retrouve le plan d’un ouvrage que je m’étais promis de continuer toute ma vie. Je regrette beaucoup de ne l’avoir pas fait.

[…]

Je sentais beaucoup de choses à dire, et je voulais les dire à moi et aux autres. Mon individualité était en train de se faire ; je la croyais finie, bien qu’elle eût à peine commencé à se dessiner à mes propres yeux, et, malgré cette lassitude qu’elle m’inspirait déjà, j’en étais si vivement préoccupée, que j’avais besoin de l’examiner et de la tourmenter, pour ainsi dire, comme un métal en fusion jeté par moi dans un moule.

Mais comme je sentais dès lors qu’une individualité isolée n’a pas le droit de se déclarer sans avoir à son service quelque bonne conclusion utile pour les autres, et que je n’avais pas du tout cette conclusion, je voulais généraliser mon propre personnage en le modifiant. Moi qui n’avais encore que trente ans et qui n’avais guère vécu que d’une vie intérieure ; moi qui n’avais fait que jeter un regard effrayé sur les abîmes des passions et les problèmes de la vie ; moi enfin qui n’en étais encore qu’au vertige des premières découvertes, je ne me sentais réellement pas le droit de parler de moi tout à fait réellement. Cela eût donné trop peu de portée à mes réflexions sur les idées générales, trop d’affirmation à mes plaintes particulières. Il m’était bien permis de philosopher à ma manière sur les peines de la vie et d’en parler comme si j’en avais épuisé la coupe, mais non pas de me poser, moi femme, jeune encore, et même encore très enfant à beaucoup d’égards, comme un penseur éprouvé ou comme une victime particulière de la destinée. Décrire mon moi réel eût été d’ailleurs une occupation trop froide pour mon esprit exalté. Je créai donc, au hasard de la plume, et me laissant aller à toute fantaisie, un moi fantastique très vieux, très expérimenté et partant très désespéré.

[…]

Je vivais trop en moi-même, par moi-même et pour moi-même. Je ne me savais pas égoïste, je ne croyais pas l’être, et si je ne l’étais pas dans le sens étroit, avare et poltron du mot, je l’étais dans mes idées, dans ma philosophie. Cela est bien visible dans les Lettres d’un voyageur. On y sent la personnalité ardente de la jeunesse, inquiète, tenace, ombrageuse, orgueilleuse en un mot.

Oui, orgueilleuse, je l’étais, et je le fus encore longtemps après. J’eus raison de l’être en bien des occasions, car cette estime de moimême n’était pas de la vanité. J’ai quelque bon sens, et la vanité est une folie qui me fait toujours peur à voir. Ce n’était pas moi-même, à l’état de personne, que je voulais aimer et respecter. C’était moi-même à l’état de créature humaine, c’est-à-dire d’œuvre divine, pareille aux autres, mais ne voulant pas me laisser moralement détériorer par ceux qui niaient et raillaient leur propre divinité.

Cet orgueil-là, je l’ai encore. Je ne veux pas qu’on me conseille et qu’on me persuade ce que je crois être mauvais et indigne de la dignité humaine. Je résiste avec une obstination qui n’est que dans ma croyance, car mon caractère n’a aucune énergie. Donc la croyance est bonne à quelque chose. Elle remédie parfois à ce qui manque à l’organisation.

VIII

Arrivée à l’auberge de Bourges, je commençai par dîner, après quoi j’envoyai dire à Éverard par Planet que j’étais là, et il accourut. Il venait de lire Lélia, et il était toqué de cet ouvrage. Je lui racontai tous mes ennuis, toutes mes tristesses, et le consultai beaucoup moins sur mes affaires que sur mes idées. Il était disposé à l’expansion, et de sept heures du soir à quatre heures du matin, ce fut un véritable éblouissement pour mes deux amis et pour moi. Nous nous étions dit bonsoir à minuit ; mais, comme il faisait un brillant clair de lune et une nuit de printemps magnifique, il nous proposa une promenade dans cette belle ville austère et muette, qui semble être faite pour être vue ainsi. Nous le reconduisîmes jusqu’à sa porte ; mais là il ne voulut pas nous quitter et nous reconduisit jusqu’à la nôtre en passant par l’hôtel de Jacques Cœur, un admirable édifice de la Renaissance, où chaque fois nous faisions une longue pause. Puis il nous demanda de le reconduire encore, revint encore avec nous, et ne se décida à nous laisser rentrer que quand le jour parut. Nous fîmes neuf fois la course, et l’on sait que rien n’est fatigant comme de marcher en causant et en s’arrêtant à chaque pas ; mais nous ne sentîmes l’effet de cette fatigue que quand il nous eut quittés.

XI

Je n’avais pourtant pas conquis la moindre aisance. J’entrais, au contraire, je ne pouvais pas me le dissimuler, dans de grands embarras, par suite d’un mode de gestion qu’à plusieurs égards il me fallait changer et de dettes qu’on laissait à ma charge sans compensation immédiate. Mais j’avais la maison de mes souvenirs pour abriter les futurs souvenirs de mes enfants. A-t-on bien raison de tenir tant à ces demeures pleines d’images douces et cruelles, histoire de votre propre vie, écrite sur tous les murs en caractères mystérieux et indélébiles, qui, à chaque ébranlement de l’âme, vous entourent d’émotions profondes ou de puériles superstitions ? Je ne sais ; mais nous sommes tous ainsi faits. La vie est si courte que nous avons besoin, pour la prendre au sérieux, d’en tripler la notion en nous-mêmes, c’est-à-dire de rattacher notre existence par la pensée à l’existence des parents qui nous ont précédés et à celle des enfants qui nous survivront.

[…]

Il en était ainsi de toutes choses à tous les moments de ma vie. Quelque voyage ou quelque séjour que je fisse, quelque personne, vieille ou jeune, homme ou femme, qu’elle rencontrât chez moi, quelque chapeau que j’eusse sur la tête ou quelque chaussure que j’eusse aux pieds, c’était une critique, une tracasserie incessante qui dégénérait en querelle sérieuse et en reproches véhéments, si je ne me hâtais, pour la satisfaire, de lui promettre que je changerais de projets, de connaissances et d’habillements à sa guise. Je n’y risquais rien, puisqu’elle oubliait dès le lendemain le motif de son dépit. Mais il fallait beaucoup de patience pour affronter, à chaque entrevue, une nouvelle bourrasque impossible à prévoir. J’avais de la patience, mais j’étais mortellement attristée de ne pouvoir retrouver son esprit charmant et ses élans de tendresse qu’à travers des orages perpétuels.

XII

Chopin sentait sa puissance et sa faiblesse. Sa faiblesse était dans l’excès même de cette puissance qu’il ne pouvait régler. Il ne pouvait pas faire comme Mozart (au reste Mozart seul a pu le faire), un chef-d’œuvre avec une teinte plate. Sa musique était pleine de nuances et d’imprévu. Quelquefois, rarement, elle était bizarre, mystérieuse et tourmentée. Quoiqu’il eût horreur de ce que l’on ne comprend pas, ses émotions excessives l’emportaient à son insu dans des régions connues de lui seul. J’étais peut-être pour lui un mauvais arbitre (car il me consultait comme Molière sa servante), parce que, à force de le connaître, j’en étais venue à pouvoir m’identifier à toutes les fibres de son organisation.

Pendant huit ans, en m’initiant chaque jour au secret de son inspiration ou de sa méditation musicale, son piano me révélait les entraînements, les embarras, les victoires ou les tortures de sa pensée. Je le comprenais donc comme il se comprenait lui-même, et un juge plus étranger à lui-même l’eût forcé à être plus intelligible pour tous.

Il avait eu quelquefois des idées riantes et toutes rondes dans sa jeunesse. Il a fait des chansons polonaises et des romances inédites d’une charmante bonhomie et d’une adorable douceur. Quelques-unes de ses compositions ultérieures sont encore comme des sources de cristal où se mire un clair soleil. Mais qu’elles sont rares et courtes ces tranquilles extases de sa contemplation ! Le chant de l’alouette dans le ciel et le moelleux flottement du cygne sur les eaux immobiles sont pour lui comme des éclairs de la beauté dans la sérénité. Le cri de l’aigle plaintif et affamé sur les rochers de Majorque, le sifflement amer de la bise et la morne désolation des ifs couverts de neige l’attristaient bien plus longtemps et bien plus vivement que ne le réjouissaient le parfum des orangers, la grâce des pampres et la cantilène mauresque des laboureurs.

XIII

Chopin n’était pas né exclusif dans ses affections ; il ne l’était que par rapport à celles qu’il exigeait ; son âme impressionnable à toute beauté, à toute grâce, à tout sourire, se livrait avec une facilité et une spontanéité inouïes. Il est vrai qu’elle se reprenait de même, un mot maladroit, un sourire équivoque le désenchantant avec excès. Il aimait passionnément trois femmes dans la même soirée de fête, et s’en allait tout seul, ne songeant à aucune d’elles, les laissant toutes trois convaincues de l’avoir exclusivement charmé.

Il était de même en amitié, s’enthousiasmant à première vue, se dégoûtant, se reprenant sans cesse, vivant d’engouements pleins de charmes pour ceux qui en étaient l’objet, et de mécontentements secrets qui empoisonnaient ses plus chères affections.


Notes