Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Marcel Proust, Les plaisirs et les jours

Violante ou la Mondanité

IV – La mondanité

Il vint la voir, lui expliqua pourquoi elle s’ennuyait :

« Votre goût pour la musique, pour la réflexion, pour la charité, pour la solitude, pour la campagne, ne s’exerce plus. Le sucès vous occupe, le plaisir vous retient. Mais on ne trouve le bonheur qu’à faire ce qu’on aime avec les tendances profondes de son âme.

— Comment le sais-tu, toi qui n’a pas vécu ?

— J’ai pensé et c’est tout vivre, dit Augustin. Mais j’espère que bientôt vous serez prise du dégoût de cette vie insipide. »

Fragments de comédie italienne

IX – Contre la franchise

[…] Ce public, égaré par la psychologie conventionnelle du théâtre et l’absurde maxime : « Qui aime bien châtie bien », se refuse à reconnaître que la flatterie n’est parfois que l’épanchement de la tendresse et la franchise la bave de la mauvaise humeur.

X

[Note biffée sur la dactylographiée des Plaisirs et les Jours] « Les trois quarts des gens du monde trouvent une personne intelligente parce qu’elle passe pour intelligente. Et parce qu’elle passe pour intelligente, le dernier quart la trouvera bête. Ce qu’elle est en réalité échappe aux uns et aux autres.

Une bétise est plus orgueilleuse, plus puissante, plus intraitable, plus difficile à entamer qu’une opinion politique ou une croyance religieuse. Elle a tant de chances de compter plus d’adhérents. »

La confession d’une jeune fille

I

[…] Si je n’étais pas si faible, si j’avais assez de volonté pour me lever, pour partir, je voudrais aller mourir aux Oublis, dans le parc où j’ai passé tous mes étés jusqu’à quinze ans. Nul lieu n’est plus plein de ma mère, tant sa présence, et son absence plus encore, l’imprégnèrent de sa personne. L’absence n’est-elle pas pour qui aime la plus incertaine, la plus efficace, la plus vivace, la plus indestructible, la plus fidèle des présence ?

[…] Toutes ces séparations m’apprenaient malgré moi ce que serait l’irréparable qui viendrait un jour, bien que jamais à cette époque je n’aie sérieusement envisagé la possibilité de survivre à ma mère. J’étais décidée à me tuer dans la minute qui suivrait sa mort. Plus tard, l’absence porta d’autres enseignements plus amers encore, qu’on s’habitue à l’absence, que c’est la plus grande diminution de soi-même, la plus humiliante souffrance de sentir qu’on n’en souffre plus. Ces enseignements devaient d’ailleurs être démentis dans la suite.

Les regrets. Rêveries couleur du temps

VII

[…] telle adorée qui le tint si fort que rien ne lui était plus que ce qu’il pouvait faire servir à son adoration pour elle, qui le tint si fort, et qui maintenant s’en allait si vague qu’il ne la retenait plus, ne retenait même plus l’odeur disséminée des pans fuyants de son manteau, il se crispait pour le revivre, le ressusciter et le clouer devant lui comme des papillons. Et chaque fois, c’était plus difficile. Et il n’avait toujours attrapé aucun des papillons, mais chaque fois il leur avait ôté avec ses doigts un peu du mirage de leurs ailes ; ou plutôt il les voyait dans le miroir, se heurtait vainement au miroir pour les toucher, mais le ternissait un peu chaque fois et ne les voyait plus qu’indistincts et moins charmants.

XIII – Éloge de la mauvaise musique

Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu’elle elle s’est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes. Qu’elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l’histoire de l’Art, est immense dans l’histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l’amour, de la mauvaise musique n’est pas seulement une forme de ce qu’on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c’est encore la conscience de l’importance du rôle social de la musique. Combien de mélodies, de nul prix aux yeux d’un artiste, sont au nombre des confidents élus par la foule des jeunes gens romanesques et des amoureuses.