Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Hermann Broch, Les somnambules

Coll. L'imaginaire, éd. Flammarion ; traduction Pierre Flachat et Albert Kohn

Troisième partie 1918 Hugenau ou le réalisme

VIII

Si M. August Esch accomplissait son travail de rédaction d'une manière si furieuse et intolérante et s'il se sentait si mal à l'aise dans cette situation, cela peut s'expliquer dans une grande mesure par le motif suivant : pendant toute sa vie, il avait exercé la profession de comptable, et même durant plusieurs années il avait été chef comptable d'une grande entreprise industrielle au Luxembourg, son pays natal, avant d'entrer en possession, déjà en pleine guerre, par suite d'un héritage imprévu, du Messager de l'Electorat de Trèves, et du bien-fonds qui s'y rapportait

Car un comptable et surtout un chef comptable est une personne qui vit au milieu d'un ordre de règles particulières et extraordinairement précises qu'aucune autre activité ne pourra jamais les lui offrir de nouveau. S'appuyant sur ces règles et fortifié par elles, il est habitué à vivre dans un monde dont la puissance n'altère pas la modestie, où chaque chose est à sa place, où lui-même se retrouve toujours et où rien ne peut faire dévier ni égarer son regard. Il tourne les pages du Grand-livre et les compare avec celles du Journal et du Relevé des soldes. Des ponts sans coupures conduisent de l'un à l'autre, affermissent la vie et la besogne quotidienne. […] Malheur, quand le bilan est inexact d'un pfennig. C'est un plaisir nouveau, mais un plaisir amer. Accompagné du premier comptable adjoint, il parcourt les comptes suspects avec les yeux du détective et, quand cela est infructueux, on fait une nouvelle fois le relevé de toutes les entrées du semestre. Et malheur au jeune employé dans le travail duquel on trouve l'erreur : sur lui s'abattent la fureur, le froid mépris et même le renvoi. Mais si l'on trouve que l'erreur ne s'est pas produite à la comptabilité mais à l'inventaire des stocks en magasin, le chef comptable se contente de hausser les épaules et il a sur les lèvres un sourire attristé ou sarcastique, car les inventaires sont hors de son pouvoir et, en outre, il sait que dans les magasins, comme dans la vie, on ne peut jamais atteindre à l'ordre qu'il fait régner dans ses livres. Faisant un geste dédaigneux de la main, il retourne à son bureau, et quand les jours redeviennent plus calmes, il n'est pas rare que le chef comptable ouvre au hasard l'un des gros registres, lisse la page d'un pouce rapide et additionne à titre d'essai la colonne des chiffres, se réjouissant de sa dextérité qui permet, en dépit de la sécurité de l'addition, qui suit son cours sans effort, de faire divaguer bien loin ses pensées et de jouir de la surprise du total qu'on attend et qui pourtant ravit, quand ce miracle du total continue à subsister, comme un roc de certiture, dans le monde de l'indéterminé. […]

Hors de leur profession, les comptables sont irritables. Car, nulle part, il n'est possible de distinguer clairement la limite entre le réel et l'irréel, et celui qui vit dans un monde de contraintes sans lacunes ne tolère pas qu'il existe ailleurs un autre monde dont les contraintes sont pour lui incompréhensibles et impénétrables ; celui qui sort ou qui est arraché de son monde solidement charpenté est intolérant, il devient un puritain ascétique et passionné, - et même un rebelle. L'ombre de la mort s'est appesantie sur lui, et, à l'ancien comptable - assez avancé en âge - vraiment plus rien ne convient mieux que le petit trantran du retraité, qui, fermé à tous les événements extérieurs et à tous les hasards, se borne à arroser le gazon de son jardin et à soigner ses arbres fruitiers. Mais s'il est encore vigoureux et travailleur, sa vie deviendra une lutte épuisante contre une réalité, qui pour lui est irréelle.