Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

Page : http://www.dg77.net/pages/passages/andric02.htm


  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Ivo Andric, Le Pont sur la Drina

Ed. Belfond, traduit du Serbo-Croate par Pascale Delpech

XXI

[…]

Cet été exceptionnellement fécond et radieux grandissait et mûrissait au-dessus des champs et des collines autour de la ville. Le soir, les fenêtres du cercle des officiers, au-dessus de la rivière et à côté du pont, étaient éclairées et grandes ouvertes comme l'été précédent, mais aucun air de piano ou de violon ne s'en échappait. Au milieu de quelques officiers d'âge mûr, le colonel Bauer était assis à sa table, l'air bonasse, souriant, transpirant sous l'effet de la chaleur et du vin rouge.

Sur la kapia, les jeunes gens de la ville chantaient dans la nuit chaude. La fin du mois de juin approchait, et l'on attendait le retour des lycéens et des étudiants, comme chaque été. Par de telles nuits, il semblait que le temps se fût arrêté sur la kapia, et pourtant la vie continuait, bouillonnant sans fin, riche et légère, sans que l'on pût imaginer jusqu'à quand elle durerait et sépanouirait ainsi.

[…]

XXII

[…] Les jeunes gens se précipitaient, depuis la route, pour entrer dans la danse, tandis que les jeunes filles se retenaient et restaient un moment à l'écart à observer la ronde, comme si elles battaient la mesure et attendaient un déclic secret en elles, puis elles entraient soudain dans la danse, les genoux légèrement fléchis et la tête baissée, comme si elles se jetaient avec avidité dans l'eau froide. Une onde puissante passait de la terre chaude aux pieds bondissants, puis elle s'élargissait par l'intermédiaire de la chaîne des mains brûlantes : suspendu à cette chaîne, le kolo trépidait comme un seul être, réchauffé par le même sang, porté par le même rythme. Les jeunes gens dansaient la tête renversée en arrière, blêmes, les narines frémissantes, tandis que les jeunes filles, les joues en feu, gardaient timidement les yeux baissés, de peur que leur regard ne trahît la volupté qu'elles trouvaient à danser.

A cet instant, alors que la fête commençait juste, on vit apparaître à la limite du plateau plusieurs gendarmes, leurs uniformes noirs et leurs armes étincelant au soleil de midi. Ils étaient plus nombreux que d'habitude, lorsqu'ils patrouillaient dans les foires et les parties de campagnes. Ils se dirigèrent droit vers les musiciens. L'un après l'autre, avec des sons discordants, les instruments se turent. Le kolo hésita, puis s'arrêta. Des jeunes gens mécontents protestèrent. Tous se tenaient encore par la main. Certains étaient tellement pris par le rythme qu'ils continuaient à sautiller sur place, attendant que les musiciens se remettent à jouer. Mais ceux-ci se levèrent soudain et se mirent à remballer leurs trompettes et leurs violons dans des toiles cirées. Le gendarmes poursuivirent leur chemin vers les tentes et les familles disséminées dans l'herbe. Partout, le brigadier prononçait quelques mots, à voix basse et d'un ton tranchant, et comme sous l'effet d'une formule magique, il faisait instantanément tomber la gaieté, arrêtait la danse, interrompait les conversations. Et dès qu'ils abordaient les gens, ceux-ci lâchaient ce qu'ils étaient en train de faire, changeaient d'attitude, se hâtaient de rassembler leurs affaires et partaient au plus vite. Le kolo des jeunes gens et des jeunes filles fut le dernier à se disperser. Ils n'avaient aucune envie d'arrêter de danser dans l'herbe et n'arrivaient pas à croire que la fête était vraiment finie. Mais devant le visage blême et les yeux injectés de sang du brigadier, même les plus obstinés cédèrent.

Déçus et encore perplexes, les gens revenaient de Mezalin par la route large et blanche, et plus ils pénétraient dans la ville, plus ils percevaient un murmure indéfini et angoissé, des bruits d'attentat, des rumeurs sur l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand et de sa femme, commis le matin même à Sarajevo, et sur la chasse aux Serbes à laquelle on s'attendait de tout côté. Devant le palais, ils rencontrèrent les premiers hommes ligotés, et parmi eux le jeune pope Milan : les gendarmes les emmenaient en prison.