Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Stefan Zweig, Le Monde d’hier Souvenirs d’un Européen

Ed. Belfond, trad. Serge Niémetz

Les premiers jours de la guerre de 1914

Même sans la catastrophe qu’il déchaîna sur l’Europe, cet été de 1914 nous serait demeuré inoubliable. Car j’en ai rarement vécu de plus luxuriant, de plus beau, je dirais presque de plus estival. Jour après jour, le ciel resta d’un bleu de soie, l’air était doux sans être étouffant, les praires parfumées et chaudes, les forêts sombres et touffues avec leur jeune verdure. Aujourd’hui encore, quand je prononce le mot été, je ne peux que songer involontairement à ces radieuses journées de juillet que je passai à Baden, près de Vienne. Je m’étais retiré dans cette petite ville romantique, que Beethoven choisissait si volontiers pour séjour d’été, afin d’y consacrer ce mois à mon travail, dans une profonde concentration, et de passer ensuite le reste de l’été chez Verhaeren, mon ami vénéré, dans sa modeste maison de campagne, en Belgique. A Baden, il n’était pas nécessaire de quitter la petite ville pour jouir du paysage. La belle forêt des collines se glisse insensiblement entre les maisons basses de style Biedermeier, qui ont conservé la simplicité et la grâce de l’époque beethovenienne. Dans les cafés et les restaurants, on s’attablait partout en plein air, on pouvait se mêler à son gré au peuple gai des curistes qui se promenaient en voiture dans le parc de l’établissement de bains ou s’égaraient sur des chemins solitaires.

La veille de ce 29 juin, qui dans la catholique Autriche est la fête de saint Pierre et saint Paul, de nombreux hôtes étaient déjà arrivés de Vienne. En clairs vêtements d’été, joyeuse, insouciante, la foule affluait dans le parc devant le kiosque à musique. La journée était douce ; le ciel sans nuages s’étendait au-dessus des larges couronnes des châtaigniers, et c’était un vrai jour à se sentir heureux. Les vacances approchaient pour les adultes, pour les enfants, et avec ce premier jour férié de l’été, c’était comme s’ils aspiraient par avance tout l’été avec son air plein de félicité, son vert nourri, son oubli des soucis quotidiens. J’étais assis à l’écart de la foule du parc et lisais un livre – je me souviens que c’était Tolstoï et Dostoïevski, de Merejovski –, je le lisais avec une attention concentrée. Cependant, le vent dans les arbres, le gazouillement des oiseaux et la musique du parc qui flottait dans l’air étaient également présents à ma conscience. J’entendais distinctement des mélodies sans en être gêné, car notre oreille est si capable d’adaptation qu’une rumeur soutenue, une rue bruyante, un ruisseau bouillonnant, s’installe complètement dans notre conscience au bout de quelques minutes et qu’au contraire seule une rupture inattendue du rythme nous fait dresser l’oreille.

C’est ainsi que j’interrompis involontairement ma lecture quand soudain la musique se tut au milieu d’une mesure. Je ne savais pas quel morceau jouait l’orchestre de l’établissement de bains. Je sentis seulement que la musique avait cessé tout d’un coup. Instinctivement, je levai les yeux de mon livre. La foule qui se promenait entre les arbres comme une seule masse claire et flottante semblait elle aussi se transformer ; elle aussi interrompait subitement son va-et-vient. Il devait s’être passé quelque chose. Je me levai et vis que les musiciens quittaient leur kiosque. Cela aussi était singulier, car le concert durait d’ordinaire une heure ou plus. Il fallait que quelque évènement eût provoqué cette interruption. En m’approchant, je remarquai que les gens se pressaient en groupes agités devant le kiosque à musique autour d’une communication qui, de toute évidence, venait d’y être affiché. C’était, comme je l’appris au bout de quelques minutes, la dépêche annonçant que Son Altesse impériale, l’héritier du trône François-Ferdinand et son épouse, qui s’étaient rendus en Bosnie pour assister aux manœuvres, y avaient été victimes d’un assassinat politique.

Une foule toujours plus nombreuse s’amassait devant ce placard. On se communiquait de proche en proche la nouvelle inattendue. Mais, pour faire honneur à la vérité, on ne pouvait lire sur les visages aucune consternation ni aucune amertume. […]