Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Roger Martin du Gard, Les Thibault

Ed. Gallimard

La belle saison

Ch. II

Derrière le comptoir, une petite grue aux joues roses, qui ressemblait à un Lawrence, était grimpée sur une marche du petit escalier blanc, et là, tenant la rampe de chaque main, perchée sur un pied, balançant l’autre et levant le museau, elle accompagnait l’orchestre, en glapissant un absurde refrain que tout le monde, cet été-là, savait par cœur :

Timélou, lamélou, pan, pan, timéla !

Ch. IX

Antoine éprouvait une satisfaction trouble, chaque fois qu’elle lançait vers son passé ce regard de rancune. Il avait envie de lui dire : « Reste avec moi. Toujours. » Il mit sa joue contre la cicatrice et s’y attarda. Son oreille, professionnelle malgré lui, suivait au fond de la poitrine sonore le moelleux va-et-vient vésiculaire, et percevait, lointain mais net, le tic-tac généreux du cœur. Ses narines palpitèrent. Dans la chaleur du lit, le corps entier de Rachel exhalait la même senteur que sa chevelure, mais plus discrète et comme nuancée : une odeur enivrante et fade, avec des pointes poivrées ; un relent de moiteur, qui faisait songer aux arômes les plus disparates, au beurre fin, à la feuille de noyer, au bois blanc, aux pralines à la vanille ; moins une odeur, à tout prendre, qu’un effluve, ou même qu’une saveur : car il en restait comme un goût d’épices sur les lèvres.

La mort du père

Ch. II

Non seulement il n’avait plus peur de mourir, mais ce qui l’inquiétait, à cette minute, c’était d’avoir encore à vivre, si peu que ce fut. L’air du monde ne lui était plus respirable. Encore un peu de patience, et il en aurait fini de tout. Il lui semblait avoir trouvé son vrai centre de gravité, occuper maintenant le cœur de lui-même, être enfin au siège de son identité. Il en résultait un bien-être tel qu’il n’en avait jamais connu. Pourtant ses forces lui paraissaient dissociées, éparses et pour ainsi dire gisantes autour de lui. Qu’importait ? Il ne leur appartenait déjà plus : elles étaient les débris d’un personnage planétaire, duquel il se sentait définitivement désaccouplé, et la perspective d’une désagrégation plus complète encore, et toute prochaine, lui causait le seul ravissement auquel il pouvait être encore accessible.

Ch. VII

Immobilité.

Ce cerveau qui, jour et nuit, pendant presque trois quarts de siècle, n’avait pas cessé une seconde d’associer les unes aux autres des pensées, des images, voilà qu’il s’était bloqué à jamais. Le cœur aussi. Mais l’arrêt de la pensée paraissait autrement saisissant à Jacques, qui, tant de fois, s’était plaint, comme d’une souffrance, de l’activité ininterrompue de son propre cerveau ! (Même la nuit, débrayé par le sommeil, il le sentait, ce cerveau, pareil à un moteur fou, tourner, tourner dans sa tête, et assembler sans répit ces incohérentes visions de kaléidoscope, qu’il nommait « rêves » lorsque sa mémoire, au passage, en avait retenu quelques bribes.) Un jour, par bonheur, ce zèle épuisant cesserait net. Un jour, lui aussi, il serait délivré du tourment de penser. Viendrait le silence, enfin ; le repos dans le silence !…

L’été 1914

Ch. XV

Pourquoi pensa-t-il soudain au gendarme qui était venu, un matin, de cet hiver, à l’heure où il allait partir pour l’hôpital, changer l’ordre de mobilisation de son livret ? Il se souvint qu’il n’avait même pas eu la curiosité de regarder quelle était sa nouvelle affectation. Après le départ du gendarme, il avait jeté le livret dans quelque tiroir — il ne savait même plus où…

— « Tu n’as pas l’air de comprendre, Antoine… Nous sommes arrivés au moment où, si tous font comme toi, si tous laissent les choses aller, la catastrophe est inévitable… Déjà, à l’heure actuelle, il suffirait, pour la déclencher, d’un rien, d’un stupide coup de feu sur la frontière austro-serbe… »

Antoine ne disait rien. Il venait de recevoir un léger choc. Une bouffée de chaleur lui enflamma le visage. Ces paroles touchaient brusquement en lui comme un point secret que, jusqu’alors, aucune sensibilité particulière ne lui avait permis de localiser. Lui aussi, comme tant d’autres en cet été de 1914, se sentait vaguement à la merci d’une fébrilité collective, contagieuse — d’ordre cosmique, peut être ? — qui circulait dans l’air. Et, pendant quelques secondes, il subit, sans pouvoir s’en défendre, l’angoisse d’un pressentiment. Il surmonta presque aussitôt cet absurde malaise, et, réagissant à l’extrême, comme toujours, il prit plaisir à contredire son frère — mais sur un ton conciliant :

— « Naturellement, là-dessus je suis moins renseigné que toi… Tout de même, reconnais avec moi que, dans une civilisation comme celle de l’Europe occidentale, l’éventualité d’un conflit général est à peu près impossible à imaginer ! Avant d’en arriver là, il faudrait, en tout cas, de tels revirements d’opinions !…

Ch. LVII

Cela s’était-il vraiment décidé, là, en ces quelques minutes ? Ou bien, depuis longtemps déjà, cette résolution extrême était-elle prise dans la pénombre de sa volonté ? Pouvait-on même appeler résolution, cette soumission immédiate et dans débat, à une nécessité devenue soudainement urgente, impérieuse, irrésistible ?… S’il avait eu le loisir de l’analyser, sans doute eût-il pensé que son obstination, durant ces derniers jours, à éviter les téléphonages d’Anne, à se dérober aux rendez-vous successifs qu’elle lui avait fait proposer par Léon, dissimulait déjà un secret, un inconscient désir de rompre. Il eût même dû s’avouer, bien que la politique ne parût avoir aucun rôle à jouer dans cette affaire, que le drame où se débattait l’Europe n’était pas étranger à ce détachement : comme si la liaison avec cette femme n’eût plus été à la mesure de certains sentiments nouveaux, à l’échelle des événements qui perturbaient le monde.

Ch. LXI

« Que va-t-elle me dire ? songeait-il, en gagnant son petit bureau.  Tu ne m’aimes plus ?… Tu ne m’aimes plus comme avant !… » Il arrive fatalement une heure où elles vous disent ça, — toutes !… Ce que nous « n’aimons plus », on les étonnerait bien en leur apprenant… Ce n’est pas elles, c’est nous ! C’est l’homme que nous sommes devenu, devant elles… Ce n’est pas : « Tu ne m’aimes plus », qu’elles devraient dire, mais : « Tu n’aimes plus l’homme que tu deviens dès que nous sommes ensemble… »

Épilogue

Ch. III

Immobile, la nuque pliée, le dos tendu, ses bras maigres croisés sur le dossier de la chaise, il promenait autour de lui un œil attendri. Il n’avait pas prévu qu’il ressentirait tant de trouble à revoir sa maison, à retrouver son petit bureau de travail. Rien n’avait changé. En un tournemain, Gise avait enlevé les housses, remis les fauteuils à leurs places, ouvert les volets, baissé à demi le store. Rien n’avait changé, et pourtant tout était inattendu : cette pièce où, naguère, il avait toujours coutume de se tenir, lui était à la fois familière et étrangère, comme ces souvenirs d’enfance qui surgissent à l’improviste, avec une précision hallucinante, après des années d’oubli total.

Ch. XIII

— « Vous avez connu Studler ? Le Calife… Mon collaborateur ? »

— « Un Juif, avec une barbe assyrienne et des yeux de mages ? »

— « Oui… Il a été blessé, et maintenant, il est quelque part, sur le front de Salonique… D’où il m’envoie, de temps à autre, de prophétiques élucubrations, à sa manière… Eh bien, Studler prétend que la guerre amènera infailliblement la révolution. Chez les vaincus, d’abord ; chez les vainqueurs, ensuite. Révolution brutale, ou révolution lente, mais révolution partout…

[…]

— « Tout est possible », fit-il, avec un regard amusé. Il était toujours prêt à laisser courir son imagination : « Pourquoi pas ? Peut-être que la mystique de 89, après nous avoir longtemps fait croire, contre toutes les évidences biologiques, que les hommes sont égaux par nature et doivent l’être devant les lois, peut-être que cette mystique-là, sur laquelle nous avons vécu un siècle, peut-être qu’elle est parvenue au terme de son efficacité, et qu’elle doit céder la place à quelque autre belle foutaise, d’un genre différent… Une idéologie nouvelle, génératrice, à son tour, de pensée et d’action, dont l’humanité se nourrira, s’enivrera, un certain temps… Jusqu’à ce que tout change, encore une fois… »

Ch. XV

[10 septembre 1918 – Soir]

Et puis, ceci encore : par la force des choses, la guerre est un temps de méditation. Pour le type inculte comme pour le type instruit. Une méditation simple, profonde. À peu de chose près, la même pour tous. Est-ce le tête-à-tête quotidien avec la mort qui force à réfléchir les esprits le moins contemplatifs ? (Exemple, ce carnet…) Pas un de mes compagnons du bataillon, dont je n’aie surpris, un jour, la méditation. Une méditation solitaire, repliée, qu’on cultive comme un besoin, et qu’on cache. Le seul coin qu’on se réserve. Dans cette dépersonnalisation forcée, la méditation, c’est le dernier refuge de la personne.