D.A.F. de Sade (1740-1814) La Philosophie dans le Boudoir (suite - Troisieme dialogue)
Eu : Voilà une fantaisie bien extraordinaire !
D : Aucune ne peut se qualifier ainsi, ma chère ; toutes sont dans la nature ; elle s’est plu, en créant les hommes, à différencier leurs goûts comme leurs figures, et nous ne devons pas plus nous étonner de la diversité qu’elle a mise dans nos traits que de celle qu’elle a placée dans nos affections. La fantaisie dont vient de vous parler votre amie est on ne saurait plus à la mode ; une infinité d’hommes, et principalement ceux d’un certain âge, y sont prodigieusement adonnés ; vous y refuseriez-vous, Eugénie, si quelqu’un l’exigeait de vous ?
Eu, rougissant : D’après les maximes qui me sont inculquées ici, puis-je donc refuser quelque chose ? Je ne demande grâce que pour ma surprise ; c’est la première fois que j’entends toutes ces lubricités : il faut d’abord que je les conçoive ; mais de la solution du problème à l’exécution du procédé, je crois que mes instituteurs doivent être sûrs qu’il n’y aurait jamais que la distance qu’ils exigeront eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, ma chère, tu gagnas donc ta liberté par l’acquiescement à cette complaisance ?
S-A : La plus entière, Eugénie. Je fis de mon côté tout ce que je voulus, sans qu’il y mît d’obstacles, mais je ne pris point d’amant : j’aimais trop le plaisir pour cela. Malheur à la femme qui s’attache ! Il ne faut qu’un amant pour la perdre, tandis que dix scènes de libertinage, répétées chaque jour, si elle le veut, s’évanouiront dans la nuit du silence aussitôt qu’elles seront consommées. J’étais riche : je payais des jeunes gens qui me foutaient sans me connaître ; je m’entourais de valets charmants, sûrs de goûter les plus doux plaisirs avec moi s’ils étaient discrets, certains d’être renvoyés s’ils disaient un mot. Tu n’as pas d’idée, cher ange, du torrent de délices dans lequel je me suis plongée de cette manière. Voilà la conduite que je prescrirai toujours à toutes les femmes qui voudront m’imiter. Depuis douze ans que je suis mariée, j’ai peut-être été foutue par plus de dix ou douze mille individus… et on me croit sage dans mes sociétés ! Une autre aurait eu des amants, elle se serait perdue au second.
Eu : Cette maxime est la plus sûre ; ce sera bien décidément la mienne ; il faut que j’épouse, comme toi, un homme riche, et surtout un homme à fantaisies… Mais, ma chère, ton mari, strictement lié à ses goûts, n’exigea jamais autre chose de toi ?
S-A : Jamais, depuis douze ans, il ne s’est démenti un seul jour, excepté lorsque j’ai mes règles. Une très jolie fille, qu’il a voulu que je prenne avec moi, me remplace alors, et les choses vont le mieux du monde.
Eu : Mais il ne s’en tient pas là, sans doute ; d’autres objets concourent extérieurement à diversifier ses plaisirs ?