Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

D.A.F. de Sade (1740-1814) Français, encore un effort… (suite)

Quand ton corps, uniquement las de voluptés, repose languissamment sur des lits de duvet, vois le leur, affaissé des travaux qui te font vivre, recueillir à peine un peu de paille pour se préserver de la fraîcheur de la terre, dont ils n’ont, comme les bêtes, que la froide superficie pour s’étendre ; jette un regard sur eux, lorsque, entouré de mets succulents dont vingt élèves de Comus réveillent chaque jour ta sensualité, ces malheureux disputent aux loups, dans les bois, la racine amère d’un sol desséché ; quand les jeux, les grâces et les ris conduisent à ta couche impure les plus touchants objets du temple de Cythère, vois ce misérable étendu près de sa triste épouse et, satisfait des plaisirs qu’il cueille au sein des larmes, ne pas même en soupçonner d’autres ; regarde-le, quand tu ne te refuses rien, quand tu nages au milieu du superflu ; regarde-le, te dis-je, manquer même opiniâtrement des premiers besoins de la vie ; jette les yeux sur sa famille désolée- vois son épouse tremblante se partager avec tendresse entre les soins qu’elle doit à son mari, languissant auprès d’elle, et à ceux que la nature commande pour les rejetons de son amour, privée de la possibilité de remplir aucun de ces devoirs si sacrés pour son âme sensible ; entends-la sans frémir, si tu peux, réclamer près de toi ce superflu que ta cruauté lui refuse !

 Barbare, ne sont-ce donc pas des hommes comme toi ? Et s’ils te ressemblent, pourquoi dois-tu jouir quand ils languissent ? Eugénie, Eugénie, n’éteignez jamais dans votre âme la voix sacrée de la nature : c’est à la bienfaisance qu’elle vous conduira malgré vous, quand vous séparerez son organe du feu des passions qui l’absorbe. Laissons là les principes religieux, j’y consens ; mais n’abandonnons pas les vertus que la sensibilité nous inspire ; ce ne sera jamais qu’en les pratiquant que nous goûterons les jouissances de l’âme les plus douces et les plus délicieuses. Tous les égarements de votre esprit seront rachetés par une bonne œuvre ; elle éteindra dans vous les remords que votre inconduite y fera naître, et, formant dans le fond de votre conscience un asile sacré où vous vous replierez quelquefois sur vous-même, vous y trouverez la consolation des écarts où vos erreurs vous auront entraînée. Ma sœur, je suis jeune, je suis libertin, impie, je suis capable de toutes les débauches de l’esprit, mais mon cœur me reste, il est pur, et c’est avec lui, mes amis, que je me console de tous les travers de mon âge.