Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

D.A.F. de Sade (1740-1814) Français, encore un effort… (suite)

D : Oui, chevalier, vous êtes jeune, vous le prouvez par vos discours ; l’expérience vous manque ; je vous attends quand elle vous aura mûri ; alors, mon cher, vous ne parlerez plus si bien des hommes, parce que vous les aurez connus. Ce fut leur ingratitude qui sécha mon cœur, leur perfidie qui détruisit dans moi ces vertus funestes pour lesquelles j’étais peut-être né comme vous. Or, si les vices des uns rendent dans les autres ces vertus dangereuses, n’est-ce donc pas un service à rendre à la jeunesse que de les étouffer de bonne heure en elle ? Que me parles-tu de remords, mon ami ? Peuvent-ils exister dans l’âme de celui qui ne connaît de crime à rien ? Que vos principes les étouffent si vous en craignez l’aiguillon : vous sera-t-il possible de vous repentir d’une action de l’indifférence de laquelle vous serez profondément pénétré ? Dès que vous ne croirez plus de mal à rien, de quel mal pourrez-vous vous repentir ?

Ch : Ce n’est pas de l’esprit que viennent les remords, ils ne sont les fruits que du cœur, et jamais les sophismes de la tête n’éteignirent les mouvements de l’âme.

D : Mais le cœur trompe, parce qu’il n’est jamais que l’expression des faux calculs de l’esprit ; mûrissez celui-ci, l’autre cédera bientôt ; toujours de fausses définitions nous égarent lorsque nous voulons raisonner ; je ne sais ce que c’est que le cœur, moi ; je n’appelle ainsi que les faiblesses de l’esprit. Un seul et unique flambeau luit en moi ; quand je suis sain et ferme, il ne me fourvoie jamais ; suis-je vieux, hypocondre ou pusillanime ? Il me trompe ; alors je me dis sensible, tandis qu’au fond je ne suis que faible et timide. Encore une fois, Eugénie, que cette perfide sensibilité ne vous abuse pas ; elle n’est, soyez-en bien sûre, que la faiblesse de l’âme ; on ne pleure que parce que l’on craint, et voilà pourquoi les rois sont des tyrans. Rejetez, détestez donc les perfides conseils du chevalier ; en vous disant d’ouvrir votre cœur à tous les maux imaginaires de l’infortune, il cherche à vous composer une somme de peines qui, n’étant pas les vôtres, vous déchireraient bientôt en pure perte. Ah ! Croyez, Eugénie, croyez que les plaisirs qui naissent de l’apathie valent bien ceux que la sensibilité vous donne ; celle-ci ne sait qu’atteindre dans un sens le cœur que l’autre chatouille et bouleverse de toutes parts. Les jouissances permises, en un mot, peuvent-elles donc se comparer aux jouissances qui réunissent à des attraits bien plus piquants ceux, inappréciables, de la rupture des freins sociaux et du renversement de toutes les lois ?

Eu : Tu triomphes, Dolmancé, tu l’emportes ! Les discours du chevalier n’ont fait qu’effleurer mon âme, les tiens la séduisent et l’entraînent ! Ah ! Croyez-moi, chevalier, adressez-vous plutôt aux passions qu’aux vertus quand vous voudrez persuader une femme.

S-A, au chevalier : Oui, mon ami, fous-moi bien, mais ne nous sermonne pas : tu ne nous convertiras point, et tu pourrais troubler les leçons dont nous voulons abreuver l’âme et l’esprit de cette charmante fille.