Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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D.A.F. de Sade (1740-1814) La Philosophie dans le Boudoir (suite - Troisieme dialogue)

Eu : Tais-toi, séductrice ; je ne répondrai sur cela que lorsque tu auras fini de m’instruire. Il me paraît que, d’après tout ce que vous me dites, Dolmancé, rien n’est aussi indifférent sur la terre que d’y commettre le bien ou le mal; nos goûts, notre tempérament doivent seuls être respectés ?

D : Ah ! N’en doutez pas, Eugénie, ces mots de vice et de vertu ne nous donnent que des idées purement locales. Il n’y a aucune action, quelque singulière que vous puissiez la supposer, qui soit vraiment criminelle ; aucune qui puisse réellement s’appeler vertueuse. Tout est en raison de nos mœurs et du climat que nous habitons ; ce qui est crime ici est souvent vertu quelque cent lieues plus bas, et les vertus d’un autre hémisphère pourraient bien réversiblement être des crimes pour nous. Il n’y a pas d’horreur qui n’ait été divinisée, pas une vertu qui n’ait été flétrie. De ces différences purement géographiques naît le peu de cas que nous devons faire de l’estime ou du mépris des hommes, sentiments ridicules et frivoles, au-dessus desquels nous devons nous mettre, au point même de préférer sans crainte leur mépris, pour peu que les actions qui nous le méritent soient de quelques volupté pour nous.

Eu : Mais il me semble pourtant qu’il doit y avoir des actions assez dangereuses, assez mauvaises en elles-mêmes, pour avoir été généralement considérées comme criminelles, et punies comme telles d’un bout de l’univers à l’autre ?

S-A : Aucune, mon amour, aucune, pas même le viol ni l’inceste, pas même le meurtre ni le parricide.

Eu : Quoi ! Ces horreurs ont pu s’excuser quelque part ?

D : Elles y ont été honorées, couronnées, considérées comme d’excellentes actions, tandis qu’en d’autres lieux, l’humanité, la candeur, la bienfaisance, la chasteté, toutes nos vertus, enfin, étaient regardées comme des monstruosités.

Eu : Je vous prie de m’expliquer tout cela ; j’exige une courte analyse de chacun de ces crimes, en vous priant de commencer par m’expliquer d’abord votre opinion sur le libertinage des filles, ensuite sur l’adultère des femmes.

S-A : Ecoute-moi donc, Eugénie. Il est absurde de dire qu’aussitôt qu’une fille est hors du sein de sa mère, elle doit, de ce moment, devenir la victime de la volonté de ses parents, pour rester telle jusqu’à son dernier soupir. Ce n’est pas dans un siècle où l’étendue et les droits de l’homme viennent d’être approfondis avec tant de soins, que des jeunes filles doivent continuer à se croire les esclaves de leurs familles, quand il est constant que les pouvoirs de ces familles sur elles sont absolument chimériques. Ecoutons la nature sur un objet aussi intéressant, et que les lois des animaux, bien plus rapprochées d’elle, nous servent un moment d’exemples.