Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

Page web  : http://www.dg77.net/pages/sade/ph317.htm


   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

D.A.F. de Sade (1740-1814) La Philosophie dans le Boudoir (suite - Troisieme dialogue)

Les devoirs paternels s’étendent-ils chez eux au-delà des premiers besoins physiques ? Les fruits de la jouissance du mâle et de la femelle ne possèdent-ils pas toute leur liberté, tous leurs droits ? Sitôt qu’ils peuvent marcher et se nourrir seuls, dès cet instant, les auteurs de leurs jours les connaissent-ils ? Et eux, croient-ils devoir quelque chose à ceux qui leur ont donné la vie ? Non, sans doute. De quel droit les enfants des hommes sont-ils donc astreints à d’autres devoirs ? Et qui les fondent, ces devoirs, si ce n’est l’avarice ou l’ambition des pères ? Or, je demande s’il est juste qu’une jeune fille qui commence à sentir et à raisonner se soumette à de tels freins. N’est-ce donc pas le préjugé tout seul qui prolonge ces chaînes ? Et y a-t-il rien de plus ridicule que de voir une jeune fille de quinze ou seize ans, brûlée par des désirs qu’elle est obligée de vaincre, attendre, dans des tourments pires que ceux des enfers, qu’il plaise à ses parents, après avoir rendu sa jeunesse malheureuse, de sacrifier encore son âge mûr, en l’immolant à leur perfide cupidité, en l’associant, malgré elle, à un époux, ou qui n’a rien pour se faire aimer, ou qui a tout pour se faire hair ?

Eh ! Non, non, Eugénie, de tels liens s’anéantiront bientôt ; il faut que, dégageant dès l’âge de raison la jeune fille de la maison paternelle, après lui avoir donné une éducation nationale, on la laisse maîtresse, à quinze ans, de devenir ce qu’elle voudra. Donnera-t-elle dans le vice ? Eh ! Qu’importe ? Les services que rend une jeune fille, en consentant à faire le bonheur de tous ceux qui s’adressent à elle, ne sont-ils pas infiniment plus important que ceux qu’en s’isolant elle offre à son époux? La destinée de la femme est d’être comme la chienne, comme la louve : elle doit appartenir à tous ceux qui veulent d’elle. C’est visiblement outrager la destination que la nature impose aux femmes, que de les enchaîner par le lien absurde d’un hymen solitaire.

Espérons qu’on ouvrira les yeux, et qu’en assurant la liberté de tous les individus, on n’oubliera pas le sort des malheureuses filles ; mais si elles sont assez à plaindre pour qu’on les oublie, que, se plaçant d’elles-mêmes au-dessus de l’usage et du préjugé, elles foulent hardiment aux pieds les fers honteux dont on prétend les asservir ; elles triompheront bientôt alors de la coutume et de l’opinion ; l’homme devenu plus sage, parce qu’il sera plus libre, sentira l’injustice qu’il y aurait à mépriser celles qui agiront ainsi et que l’action de céder à la nature, regardée comme un crime chez un peuple captif, ne peut plus l’être chez un peuple libre.