D.A.F. de Sade (1740-1814) La Philosophie dans le Boudoir (suite - Troisieme dialogue)
Pars donc de la légitimité de ces principes, Eugénie, et brise tes fers à quelques prix que ce puisse être ; méprise les vaines remontrances d’une mère imbécile, à qui tu ne dois légitimement que de la haine et que du mépris. Si ton père, qui est un libertin, le désire, à la bonne heure : qu’il jouisse de toi, mais sans t’enchaîner ; brise le joug s’il veut t’asservir ; plus d’une fille ont agi de même avec leur père. Fouts, en un mot, fous ; c’est pour cela que tu es mise au monde ; aucune borne à tes plaisirs que celles de tes forces ou de tes volontés ; aucune exception de lieux, de temps et de personne ; toutes les heures, tous les endroits, tous les hommes doivent servir à tes voluptés ; la continence est une vertu impossible, dont la nature, violée dans ses droits, nous punit aussitôt par mille malheurs. Tant que les lois seront telles qu’elles sont encore aujourd’hui, usons de quelques voiles ; l’opinion nous y contraint ; mais dédommageons-nous en silence de cette chasteté cruelle que nous sommes obligées d’avoir en public.
Qu’une jeune fille travaille à se procurer une bonne amie qui, libre et dans le monde, puisse lui faire secrètement goûter les plaisirs ; qu’elle tâche, au défaut de cela, de séduire les argus dont elle est entourée ; qu’elle les supplie de la prostituer, en leur promettant tout l’argent qu’ils pourront retirer de sa vente, ou ces argus par eux-mêmes, ou des femmes qu’ils trouveront, et qu’on nomme maquerelles, rempliront bientôt les vues de la jeune fille ; qu’elle jette alors de la poudre aux yeux de tout ce qui l’entoure, frères, cousins, amis, parents ; qu’elle se livre à tous, si cela est nécessaire pour cacher sa conduite ; qu’elle fasse même, si cela est exigé, le sacrifice de ses goûts et de ses affections ; une intrigue qui lui aura déplu, et dans laquelle elle ne se sera livrée que par politique, la mènera bientôt dans une plus agréable situation, et la voilà lancée. Mais qu’elle ne revienne plus sur les préjugés de son enfance ; menaces, exhortations, devoirs, vertus, religion, conseils, qu’elle foule tout aux pieds ; qu’elle rejette et méprise opiniâtrement tout ce qui ne tend qu’à la renchaîner, tout ce qui ne vise point, en un mot, à la livrer au sein de l’impudicité.
C’est une extravagance de nos parents que ces prédictions de malheurs dans la voie du libertinage ; il y a des épines partout, mais les roses se trouvent au-dessus d’elles dans la carrière du vice ; il n’y a que dans les sentiers bourbeux de la vertu que la nature n’en fait jamais naître. Le seul écueil à redouter dans la première de ces routes, c’est l’opinion des hommes ; mais quelle est la fille d’esprit qui, avec un peu de réflexion, ne se rendra pas supérieure à cette méprisable opinion ?