D.A.F. de Sade (1740-1814) La Philosophie dans le Boudoir (suite - Troisieme dialogue)
Eh ! N’est-il pas extrêmement aisé de se livrer au libertinage sans redouter la grossesse ? N’est-il pas encore plus facile de la détruire, si par imprudence elle a lieu? Mais, comme nous reviendrons sur cet objet, ne traitons maintenant que le fond de la question : nous verrons que l’argument, tout spécieux qu’il paraît d’abord, n’est cependant que chimérique.
Premièrement, tant que je couche avec mon mari, tant que sa semence coule au fond de ma matrice, verrais-je dix hommes en même temps que lui, rien ne pourra jamais lui prouver que l’enfant qui naîtra ne lui appartienne pas ; il peut être à lui comme n’y pas être, et dans le cas de l’incertitude il ne peut ni ne doit jamais (puisqu’il a coopéré à l’existence de cette créature) se faire aucun scrupule d’avouer cette existence. Dès qu’elle peut lui appartenir, elle lui appartient, et tout homme qui se rendra malheureux par des soupçons sur cet objet le serait de même quand sa femme serait une vestale, parce qu’il est impossible de répondre d’une femme, et que celle qui a été sage peut cesser de l’être un jour. Donc, si cet é poux est soupçonneux, il le sera dans tous les cas : jamais alors il ne sera sûr que l’enfant qu’il embrasse soit véritablement le sien. Or, s’il peut être soupçonneux dans tous les cas, il n’y a aucun inconvénient à légitimer quelquefois des soupçons : il n’en serait, pour son état de bonheur ou de malheur moral, ni plus ni moins ; donc il vaut tout autant que cela soit ainsi. Le voilà donc, je le suppose, dans une complète erreur ; le voilà caressant le fruit du libertinage de sa femme : où donc est le crime à cela? Nos biens ne sont-ils pas communs ? En ce cas, quel mal fais-je en plaçant dans le ménage un enfant qui doit avoir une portion de ses biens ? Ce sera la mienne qu’il aura ; il ne volera rien à mon tendre époux ; cette portion dont il va jouir, je la regarde comme prise sur ma dot ; donc ni cet enfant ni moi ne prenons rien à mon mari. A quel titre, si cet enfant eût été de lui, aurait-il eu part dans mes biens ? N’est-ce point en raison de ce qu’il serait émané de moi ? Eh bien, il va jouir de cette part, en vertu de cette même raison d’alliance intime. C’est parce que cet enfant m’appartient que je lui dois une portion de mes richesses.
Quel reproche avez-vous à me faire ? Il en jouit. - Mais vous trompez votre mari ; cette fausseté est atroce. - Non, c’est un rendu, voilà tout ; je suis dupe la première des liens qu’il m’a forcée de prendre : je m’en venge, quoi de plus simple ? - Mais il y a outrage réel fait à l’honneur de votre mari. - Préjugé que cela ! Mon libertinage ne touche mon mari en rien ; mes fautes sont personnelles. Ce prétendu déshonneur était bon il y a un siècle ; on est revenu de cette chimère aujourd’hui, et mon mari n’est plus flétri de mes débauches que je ne saurais l’être des siennes. Je foutrais avec toute la terre sans lui faire une égratignure !