D.A.F. de Sade (1740-1814) La Philosophie dans le Boudoir (suite - Troisieme dialogue)
S-A : Il m’est quelquefois arrivé de le faire.
Eu : Nous y voilà.
D : Quelle tête !
Eu, poursuivant : Ce que je te demande, c’est ce que tu as conçu, et ce que tu as fait après avoir conçu.
S-A, balbutiant : Eugénie, je te raconterai ma vie quelque jour. Poursuivons notre instruction… car tu me ferais dire des choses…
Eu : Allons, je vois que tu ne m’aimes pas assez pour m’ouvrir à ce point ton âme ; j’attendrai le délai que tu me prescris ; reprenons nos détails. Dis-moi, ma chère, quel est l’heureux mortel que tu rendis le maître de tes prémices ?
S-A : Mon frère : il m’adorait depuis l’enfance ; dès nos plus jeunes ans, nous nous étions souvent amusés sans atteindre le but ; je lui avais promis de me livrer à lui dès que je serais mariée ; je lui tins parole ; heureusement que mon mari n’avait rien endommagé: il cueillit tout. Nous continuons de nous livrer à cette intrigue, mais sans nous gêner ni l’un ni l’autre nous ne nous en plongeons pas moins tous les deux, chacun de notre côté, dans les plus divins excès du libertinage ; nous nous servons même mutuellement : je lui procure des femmes, il me fait connaître des hommes.
Eu : Le délicieux arrangement ! Mais l’inceste n’est-il pas un crime ?
D : Pourrait-on regarder comme telles les plus douces unions de la nature, celle qu’elle nous prescrit et nous conseille le mieux ! Raisonnez un moment, Eugénie : comment l’espèce humaine, après les grands malheurs qu’éprouva notre globe, put-elle autrement se reproduire que par l’inceste ? N’en trouvons-nous pas l’exemple et la preuve même dans les livres respectés par le christianisme ? Les familles d’Adam et de Noé purent-elles autrement se perpétuer que par ce moyen ? Fouillez, compulsez les mœurs de l’univers : partout vous y verrez l’inceste autorisé, regardé comme une loi sage et faite pour cimenter les liens de la famille. Si l’amour, en un mot, naît de la ressemblance, où peut-elle être plus parfaite qu’entre frère et sœur, qu’entre père et fille ? Une politique mal entendue, produite par la crainte de rendre certaines familles trop puissantes, interdit l’inceste dans nos mœurs ; mais ne nous abusons pas au point de prendre pour loi de la nature ce qui n’est dicté que par l’intérêt ou par l’ambition ; sondons nos cœurs : c’est toujours là où je renvoie nos pédants moralistes ; interrogeons cet organe sacré, et nous reconnaîtrons qu’il n’est rien de plus délicat que l’union charnelle des familles ; cessons de nous aveugler sur les sentiments d’un frère pour sa sœur, d’un père pour sa fille. En vain l’un et l’autre les déguisent-ils sous le voile d’une légitime tendresse : le plus violent amour est l’unique sentiment qui les enflamme, c’est le seul que la nature ait mis dans leurs cœurs. Doublons, triplons donc, sans rien craindre, ces délicieux incestes, et croyons que plus l’objet de nos désirs nous appartiendra de près, plus nous aurons de charmes à en jouir.