D.A.F. de Sade (1740-1814) La Philosophie dans le Boudoir (suite - Troisieme dialogue)
Eu : Ces leçons seront retenues et mises en action sans doute ; mais approfondissons, je vous prie, cette fausseté que vous conseillez aux femmes de mettre en usage ; croyez-vous donc cette manière d’être absolument essentielle dans le monde ?
D : Je n’en connais pas, sans doute, de plus nécessaire dans la vie ; une vérité certaine va vous en prouver l’indispensabilité: tout le monde l’emploie ; je vous demande, d’après cela, comment un individu sincère n’échouera pas toujours au milieu d’une société de gens faux ! Or s’il est vrai, comme on le prétend, que les vertus soient de quelque utilité dans la vie civile, comment voulez-vous que celui qui n’a ni la volonté, ni le pouvoir, ni le don d’aucune vertu, ce qui arrive à beaucoup de gens, comment voulez-vous, dis-je, qu’un tel être ne soit pas essentiellement obligé de feindre pour obtenir à son tour un peu de la portion de bonheur que ses concurrents lui ravissent ? Et, dans le fait, est-ce bien sûrement la vertu, ou son apparence, qui devient réellement nécessaire à l’homme social ? Ne doutons pas que l’apparence seule lui suffise : il a tout ce qu’il faut en la possédant. Dès qu’on ne fait qu’effleurer les hommes dans le monde, ne leur suffit-il pas de nous montrer l’écorce ? Persuadons-nous bien, au surplus, que la pratique des vertus n’est guère utile qu’à celui qui la possède : les autres en retirent si peu que, pourvu que celui qui doit vivre avec nous paraisse vertueux, il devient parfaitement égal qu’il le soit en effet ou non. La fausseté, d’ailleurs, est presque toujours un moyen assuré de réussir ; celui qui la possède acquiert nécessairement une sorte de priorité sur celui qui commerce ou qui correspond avec lui : en l’éblouissant par de faux dehors, il le persuade ; de ce moment il réussit. M’aperçois-je que l’on m’a trompé, je ne m’en prends qu’à moi, et mon suborneur a d’autant plus beau jeu encore que je ne me plaindrai pas par orgueil; son ascendant sur moi sera toujours prononcé ; il aura raison quand j’aurai tort ; il s’avancera quand je ne serai rien, il s’enrichira quand je me ruinerai ; toujours enfin au-dessus de moi, il captivera bientôt l’opinion publique ; une fois là, j’aurai beau l’inculper, on ne m’écoutera seulement pas. Livrons-nous donc hardiment et sans cesse à la plus insigne fausseté ; regardons-la comme la clé de toutes les grâces, de toutes les faveurs, de toutes les réputations, de toutes les richesses, et calmons à loisir le petit chagrin d’avoir fait des dupes par le piquant plaisir d’être fripon.
S-A : En voilà, je le pense, infiniment plus qu’il n’en faut sur cette matière. Eugénie, convaincue, doit être apaisée, encouragée : elle agira quand elle voudra. J’imagine qu’il est nécessaire de continuer maintenant nos dissertations sur les différents caprices des hommes dans le libertinage ; ce champ doit être vaste, parcourons-le ; nous venons d’initier notre élève dans quelques mystères de la pratique, ne négligeons pas la théorie.